L'heure des explications ◘ Alaric, Flynn, Eleonora

   

   
Le front recouvert de poussières et les doigts engourdis par le froid, je repose le sabot d’Arès au sol et me redresse en soufflant lourdement. Comment les palefreniers parviennent à faire ça tous les jours ? L’un des employés d’Elena est tombé malade et, en remerciement de son aide passée, je me suis proposé pour dépanner.

Dans le fond, ça me permet aussi de faire autre chose que de tourner en rond dans ce manoir immense. Il y a bien longtemps, alors que je n’étais qu’un gamin sans avenir, peut-être que j’aurais pu m’habituer à vivre dans le prestige et la solitude de cet endroit. Aujourd’hui néanmoins, je suis certain de ne pas réussir à m’y accoutumer. Mon âme vit dans les grandes villes, les ruelles plongées dans la pénombre et dans les tavernes remplies d’hommes trop ivres pour refuser une partie de cartes. J’ai besoin de proximité, de sentir la vie battre sur le pavé. De jeu, des gains, de risques et d’entourloupes finement menées. De courses poursuites dans les dédales des quartiers miséreux et de kruges fraichement volés alourdissant ma poche.

Cette vie me parait si loin maintenant.
Mais j’ai encore espoir de la retrouver, lorsque tout ceci sera terminé.
Lorsque j’aurai retrouvé Sky et que je lui aurai rendu son collier.

A cette pensée, mon poing vient brièvement serrer le bijou qui pend à mon cou. Une grande inspiration gonfle mes poumons. L’air d’ici me fait du bien malgré tout. Est-ce parce que c’est si proche de la terre où je suis né ? Ou est-ce vraiment dû au silence particulier de cet hiver éternel ?

— Allez mon vieux... Encore un, et je te laisse tranquille...

D’une tape amicale, je flatte la croupe du cheval d’Elena. Je me rapproche d’une autre patte pour récurer la terre coincée sous son sabot.

Il faut que je pose d’autres questions à la Hurleuse à propos de la petite-science. Son savoir et ses conseils sont une source sans fin, je me maudis sincèrement de ne pas lui avoir révélé plus tôt mon affinité avec le feu. Si j’avais osé lui dire la vérité, quinze ans plus tôt, alors peut-être que je n’en serais pas là aujourd’hui. Peut-être que les choses auraient bien moins dégénérées, si j’avais eu d’autres armes pour éviter de m’enfoncer dans la situation inextricable qui est désormais la mienne.

Concentré sur ma tâche, je ne fais pas attention à ce qui se passe autour. Le manoir est perdu au milieu de nulle part après tout. Qui pourrait tomber dessus par hasard ?


   

   


J’en avais plein le cul.
Ca faisait des jours que nous étions sur la terre ferme et bordel, ce que la mer me manquait. Ça devait bien faire une dizaine d’années où je n’avais pas été sur le pont d’un bâtiment autant de temps. Fort heureusement, dans les bicoques que nous avions visitées, il y avait du rhum ! Notre réserve était déjà à sec… Mais nous avions encore une ou deux pommes qui traînaient en désespoir de cause. J’avais envie de râler à chaque mètre que nous faisions, mais ça ne servait à rien. Ce n’était pas comme s’il allait débarquer derrière un putain de sapin !

Je soupirais, ma tête penchée en arrière, les yeux fermés. Je ne croyais en rien, mais si une divinité nous regardait de je ne savais où, pouvait-elle arrêter de se foutre de nous et nous venir en aide ? J’allais devenir allergique à la nature à force de la côtoyer - bon, c’était excessif, mais mon côté dramaqueen était dangereusement en train de prendre le dessus. Je rouvris les yeux, tournés vers le ciel, avant de me tourner vers Alaric. Il avait l’air un peu plus fatigué que d’habitude. J’imaginais qu’il devait ruminer pas mal de choses… et c’est vrai que nos bouches étaient bien trop occupées pour que l’on fasse la conversation.

Ma tête se tourna de nouveau vers le chemin, reprenant un peu les rênes - c’était bien beau de laisser le canasson faire sa vie, mais ça n’allait pas nous conduire jusqu’à Siver ! Doucement, je commençais à fredonner un air - je ne savais plus si c’était une chanson que j’avais déjà chantée ou pas. Peut-être bien. Je montais de plus en plus le son de ma voix jusqu’à chanter quelques paroles.


En chantant cette dernière phrase, je me tournais vers le pirate, un regard équivoque et provocateur. J’avais envie qu’il essaie, j’avais envie qu’il tente de m’apprivoiser, car ça voulait dire qu’il resterait proche de moi. Mais jamais je ne le laisserais gagner.
J’écartais les bras, poussant un peu plus la chansonnette, mes cordes vocales vibrantes d’émotions.


Glissant une main dans mes cheveux comme pour me recoiffer - ou me décoiffer - un large sourire étira ma bouche. Je fis un clin d'œil à mon compagnon avant d’ordonner à mon cheval d’accélérer la cadence. Une poussée d’adrénaline, un désir soudain de sentir le vent me fouetter le visage, il était hors de question que je ralentisse. J’avais la certitude que le capitaine du Kraken ne laisserait pas grande distance entre nous de toute façon.

Enfin, nous sortîmes de cette forêt qui n’en finissait plus. Les arbres devinrent plus rares, laissant la place à de grandes étendues d’herbes sauvages. Plus loin, une sorte de manoir se dessinait. Peut-être était-ce le bon moment pour demander l’asile le temps de quelques heures ? Ou voir si un fugitif n’était pas passé par là ?

« Enfin un semblant de civilisation ! Peut-être que les gens ont vu passer notre homme ? On y va ? »