Deux étrangers tellement liés || Hlin

Les soldats de Fjerda avaient débarqué à Os Kervo. Une attaque délibérée, préparée, conçue autant pour tester les défenses de la ville portuaire que pour glacer le sang des Ravkans, eux qui se croient à l'abri de leurs hauts murs. La guerre se gagne peut-être sur le champ de bataille, mais elle commence avant tout dans l'esprit des soldats et avec cette escarmouche, Fjerda avait une forte possibilité de prendre un avantage. Au moins, désormais, ils savaient que la marine de Ravka laissait franchement à désirer : pas vraiment une surprise, mais tout de même.
Dmitri se trouvait dans les rangs Fjerdans, à l'assaut du port, bien décidé pourtant à ramener autant d'informations qu'il le pouvait sur ce qui pouvait bien être qualifié comme un raid : on arrive, on casse tout, on tient la ville. La bataille faisait rage et, emporté par les combats, le Fjerdans avait quelque peu perdu de vue ses compagnons. Pas assez, cependant, pour se risquer à user de sa petite science. Il se l'était promis, un jour : entre son secret et la mort, son secret disparaitrait en premier. Ça avait été une décision difficile à prendre, un débat avec lui-même que son instinct de survie avait fini par remporter.

Mais là, aujourd'hui, il n'était pas encore au bout de ses ressources. La présence des Chevaliers de Ravka n'était pas une bonne surprise : si les marins de Ravka ne valaient rien, il n'en était pas de même de leur armée, malheureusement. La guerre entre Fjerda et Ravka lui avait au moins appris à ne pas négliger l'ennemi, même si celui-ci était bien moins armé. Les armes à feu des Fjerdans faisaient des ravages, et une épée n'était clairement pas à la hauteur. S'il osait… mais non, Dmitri n'était pas encore suicidaire. Un coup de feu, un nouveau mort, et une chevelure blonde attira l'attention de l'espion. Bien trop blonde pour être originaire du coin. Il replongea dans la mêlée, profitant de la confusion pour tirer brutalement le bras de la jeune femme lorsqu'elle passa devant lui, l'obligeant à se retourner du même mouvement.

Les mots qu'il voulait prononcer, pourtant, moururent sur ses lèvres. Non. Ses yeux lui jouaient des tours, il était fatigué, à cran, et il se trompait forcément. Cela ne pouvait pas être elle. "Hlin ? Strøm ?" Crut-il bon de préciser. Des fois qu'il se soit trompé, qu'elle lui réponde non, et qu'il oublie tout ça. Vite. Mais non, au fond, il le savait. Il ne se trompait pas. Cela faisait des années qu'il n'avait pas vu la jeune femme, elle n'était qu'une gamine à cette époque, bien peu intéressante aux yeux de l'adolescent qu'il était. Des années qu'il ne l'avait pas vu, mais son portrait avait été diffusé, et la moitié de Fjerda, au moins, avait dû voir ces grands yeux, ces cheveux blonds et cet air adorable. Qui n'était pas spécialement adorable, en ce moment et en pleine bataille, mais qu'importe. Il avait parlé à son père la semaine dernière encore, il avait dû affronter les quolibets et les rumeurs pour elle, pour une gamine pourrie gâtée qui avait cru bon de s'enfuir plutôt que de suivre la voie dictée par Djel. Enfin, par leurs parents respectifs, cela faisait longtemps que Dmitri ne croyait plus en un quelconque Dieu qui dirigeait sa vie.

Non, il ne se trompait pas. Brandissant son arme, il visa un Ravkan qui venait de mettre à terre un soldat de Fjerda, le tuant sur le coup.  Dans le calme relatif qui s'établit autour d'eux, il reporta ses yeux clairs sur la jeune femme. "De toutes les villes qui existent, il fallait que ce soit Os Kervo. Maintenant." Grogna-t-il en Fjerdan, oubliant allégrement de se présenter.

Il ignorait même si elle savait qui il était. Sa poigne sur la jeune femme s'était relâchée, et Dmitri se retint de justesse de prendre sa tête dans ses mains.  Peut-être pouvait-il encore faire sembler de ne pas l'avoir vu ? La laisser repartir et l'ignorer ? Mais si elle se faisait tuer, il savait qu'il aurait du mal à se le pardonner. Foutue conscience !

Elle se permettait ? Réellement ?  De lever les yeux au ciel, de râler et l'apostropher en plein milieu d'une bataille où elle n'avait rien à faire ? Peut-être – surement, même, Si Dmitri était honnête avec lui-même – que l'opinion du jeune homme était biaisé par ce qu'il se rappelait d'elle, par son jeune âge et sa mine innocente, mais il n'empêche que Dmitri s'en retrouva fortement agacé. Un cri lancé et elle le tira vers elle, lui faisant éviter de justesse une épée ravkane. "Tu vas te blesser avec ça." Indiqua-t-il lorsqu'il vit la jeune femme se saisir d'une lourde épée tombée au sol, mais il n'envisagea pas un instant de lui enlever des mains pourtant. Si elle voulait jouer les guerrières, grand bien lui fasse ! Se retournant pour balancer son poing dans la figure d'un homme trop proche à son goût, Dmitri secoua la tête, dépité. Que croyait-elle, au juste ?

"Cite-moi une raison, une seule bonne raison, de ne pas te ramener en Fjerda." Chez son père, en prison, il ne précisa pas la destination. Il avait beau retourner les faits dans sa tête, manquant se prendre un nouveau coup par son manque d'attention, mais il ne voyait pas exactement comment faire pour taire cette rencontre. "Ton père est dévoré par l'inquiétude." Indiqua-t-il, espérant la faire fléchir. Parce que réellement, mis à part l'assommer et l'attacher sur un bateau à destination de chez eux, il ne voyait pas très bien comment la convaincre. Elle ne semblait clairement pas décidée à le suivre gentiment.

Alors que bon, c'était comme ça que cela devait se passer, non ? Il devait se marier à une jolie Fjerdanne, de statut équivalent au sien, une bonne épouse dévouée et soumise, qui lui ferait une tripotée d'enfants et gèrerait le domaine tandis qu'il serait par monts et par vaux, à gérer tout le reste. C'est ce que racontaient les prêtres de Djel, lors de leurs sermons. Les rôles qu'ont leur avait attribué. Visiblement, Dmitri n'avait pas été le seul à faire l'impasse sur la religion et ses exigences, ou alors elle avait clairement manqué cette leçon-là ! Il aurait voulu lui poser la question, de pourquoi elle s'était enfuie, pourquoi elle se cachait, maintenant, à Os Kervo. Ou ailleurs, pour ce qu'il en savait.

Mais il avait un peu peur, Dmitri, qu'elle lui dise que c'était parce qu'elle ne voulait pas de lui. Il n'était pas spécialement attaché à elle mais être rejeté ne faisait jamais du bien à l'égo, même s'il ne l'appréciait pas plus que ça. Et puis de toute façon, elle risquait fort de ne pas lui répondre. Pour ce qu'il en savait, elle avait peut-être bien un amoureux secret ici, sur le port ? L'idée de passer sa vie comme simple paysanne semblait à Dmitri bien moins prometteur qu'une vie de comtesse de Fjerda mais bon, on ne lui posait pas la question, après tout ! Pour lui, c'était différent, mais il ne parvenait pas à comprendre pourquoi Hlin avait abandonné sa vie facile pour venir s'embourber dans la fange ravkane. Surtout que passer de princesse choyée à guerrière ne lui réussissait pas, s'il en croyait le bandage tâché de sang qu'il apercevait sur elle. Mais, à nouveau, il ne pouvait pas y faire grand-chose : il n'avait rien d'un soigneur Dmitri. "Tu n'es pas en sécurité ici." Souligna-t-il, bien conscient que les faits criaient cette évidence mieux que lui. Ravka et Fjerda allaient entrer en guerre : dans un mois, dans dix ans, peu importe. La guerre finirait par arriver.

Dmitri ignora avec superbe le regard noir que lui lança la jeune fille. Il n'était pas prêt à ravaler ses paroles ou à s'excuser, et certainement pas quand il avait raison. Parce qu'il avait entièrement raison, non ? La preuve, Hlin n'osa même pas répondre, et pour cause : il n'y avait aucune raison de la laisser ici, pas la moindre. Pas même une esquisse de raison. C'était juste une gamine trop gâtée qui avait décidé de pourrir la vie de tout le monde, et de lui par-dessus le marché ! Au fond, Dmitri savait qu'il n'était pas très juste envers elle. Mais rien n'était juste en ce monde, pas même la justice de Djel, comme le clamaient les Drüskelle.

Et quand elle finit par lui répondre, ce n'était clairement pas la réponse qu'il attendait. Ferme, décidée, inamovible. Sans qu'il ne le veuille vraiment, la colère enfla en Dmitri, éveillant sa petite science qui sommeillait en lui. Il avait appris à reconnaître la sensation, toujours la même, comme un loup égaré qui entendrait enfin l'appel de la meute, cette joie sauvage et indomptée, ce torrent d'émotions qui vient fourmiller dans ses doigts, impatient d'être enfin libéré. Mais si les années à tenter de comprendre ce pouvoir, les semaines passées avec les Grishas du Petit Palais et les livres qu'il avait lus avaient pû lui apprendre quelque chose, c'était bien à contrôler ce torrent et à le forcer à s'apaiser, lui refusant la possibilité de s'échapper. Désappointer le loup, encore une fois.

Il se sentait toujours mal après avoir refusé d'utiliser sa petite science. Mal de tête, nausée… mais cela valait parfois mieux de subir que de s'exposer bêtement. Il ne pouvait pas faire usage de ses pouvoirs, pas ici, pas devant elle, et pas maintenant. Il avait appris à l'accepter, parce qu'il n'avait pas d'autre choix. Son contrôle était trop ténu encore pour que cela soit facile, mais il apprenait. Petit à petit. S'agacer prodigieusement n'aidait en rien, et il le savait : soufflant bruyamment, Dmitri s'efforça de se calmer. Plus tard, il pourrait utiliser son propre pouvoir de Grisha pour calmer ses émotions, mais face à elle, ici-même, cela lui parût trop risqué. Plus tard. Tant pis. Aussi tentant que puisse sembler l'idée d'utiliser sa petite science pour l'endormir et ne la laisser se réveiller qu'une fois chez son père. Trop risqué. Dommage.

"Comme si ça allait m'intéresser de savoir où tu comptes aller." Souffla Dmitri, vexé. Evidemment, ça l'intéressait, mais il n'allait pas lui laisser cette victoire, aussi minime soit-elle. Il avait repris le contrôle de ses émotions et la toisa de toute sa taille, luttant contre le mal de crâne qui lui ravageait les tempes. "Et tu veux que je joue les messagers, en plus ?" D'accord, peut-être que ses émotions n'étaient pas exactement sous contrôle. Inspirant profondément, il fixa ses yeux dans ceux de la jeune femme, tant pis pour le moment d'inattention. "Hlin. Je ne peux pas lui dire que tu vas bien, parce qu'il va me demander pourquoi je ne t'ai pas ramené et clairement, je n'ai pas de réponses à cette question." Il était dans l'impasse, Dmitri. Vraiment, l'assommer et la transporter de force lui semblait de plus en plus prometteur. Quel excellent moyen que de commencer une vie à deux, en se haïssant pour toujours ! "Et oui, clairement, quelqu'un, n'importe qui d'autre aurait été moins compliqué." Il ne cherchait pas à la ménager ou à mâcher ses mots Dmitri : elle voulait jouer les rebelles, qu'elle assume ! Il ne lui devait rien. "Rentre à Fjerda. Sans moi, avec moi, je m'en fiche. Parce que si c'est moi qui décide de casser notre engagement, ta réputation est fichue. Celle de ton père aussi."

Était-ce des menaces en l'air ? Il la laissait juge. Elle ne savait probablement pas à quel point cela facilitait la vie de Dmitri, cet engagement officiel, ni à quel point cela l'arrangeait, au fond. S'en doutait-elle ? Il était passé maître dans l'art du mensonge le jeune Grisha, et il était bien décidé à ce que Hlin ne voit pas clair dans son jeu. Si elle lui disait pourquoi elle était partie, cela faciliterait sûrement la communication, mais elle ignorait à quel point il pouvait se montrer horrible, Dmitri, s'il le décidait.

Il n'était pas nécessaire d'être très doué en décryptage du langage corporel pour comprendre que Hlin, quoi qu'il puisse dire ou faire, ne lui donnerai pas raison. Les bras croisés, l'air décidé, Dmitri savait bien que quoi qu'il fasse, il aurait tort. C'était perdu d'avance… mais cela ne l'empêcherait pas d'essayer de lui faire changer d'avis. Il ne prend même pas la peine de lui répondre : il a raison et elle le comprend parfaitement. Il ne peut pas dire qu'il l'a vu. C'est impossible. Et si refuser de jouer les messagers a des airs de vengeance mesquine, ce n'est pas la motivation première de Dmitri. Disons juste un à-côté qui l'arrange un peu.

Non, il ne comprenait pas. Il avait envie de lui crier dessus, de lui sommer de s'expliquer parce que non, effectivement, il ne voyait pas ce qu'il pouvait faire de plus. Si on lui demandait son avis, Dmitri se jugeait déjà assez compréhensif. Mais il était bien décidé à se maîtriser, à calmer l'agacement et le pouvoir qu'il sentait presque crépiter au bout de ses doigts, alors il la laissa développer. Sans qu'elle ne s'explique vraiment, malheureusement. Qu'elle était frustrante, par Djel ! "C'est toi qui ne comprends pas. Il ne se relèvera pas, pas sans toi." Il a perdu sa femme, voilà qu'il perd sa fille… il ne comprend pas, Dmitri, pourquoi elle s'acharne. Et l'explication, si on peut l'appeler ainsi, qui vint derrière ne lui semblait pas très convaincante.
 
"Hlin." Ferme. Agacé. Exaspéré, même, peut-être : il n'est pas aussi capable de dissimuler ses émotions qu'il aime à le clamer, Dmitri. Pas dans cette situation en tout cas. "Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète." Il espère bien que cette carte saura trouver un écho chez la jeune femme butée devant lui. Peu importe que ce soit un mensonge. "Le départ de ta mère a été difficile. Tu crois vraiment qu'il peut se remettre du départ de sa fille unique ?" C'était mesquin, cruel même, et Dmitri le savait pertinemment. Il laisse la jeune femme tirer ses propres conclusions, comprendre seule ce qu'il sous-entend. Elle en est capable. "Et ta mère… tu crois sincèrement qu'elle peut revenir, vingt après ? Sans en vouloir à ta fortune, à ta position, à tes futurs privilèges ? Comment tu peux être sûr qu'elle est qui elle prétend être ?"
 
Il n'en sait rien, Dmitri. Honnêtement. L'affaire avait fait du bruit, des rumeurs avaient parcouru la noblesse, mais il était trop jeune à l'époque pour s'en soucier. Des années après, il ne reste que de vagues racontars, et personne ne sait rien. Est-elle si naïve, Hlin, pour croire qu'une personne peut revenir comme une fleur des années après, sans rien vouloir ni exiger ? "Il serait temps d'arrêter de croire aux jolies histoires qu'on raconte aux enfants." Assène-t-il, bien trop cruellement peut-être. Il serait temps qu'elle grandisse : le monde actuel n'est pas fait pour ceux qui se bercent d'illusions, il a été forcé de l'admettre Dmitri. Il est Grisha, il est Fjerdan. Être naïf n'est pas un défaut qu'il peut se permettre de cultiver, et elle ne doit pas le faire non plus.
 
Il aurait pu lui dire, après tout. Se lancer dans une grande déclaration d'amour, lui dire qu'il ne peut rentrer en Fjerda sans elle, pas refaire sa vie avec une autre, car elle est l'amour de sa vie. Qu'il veut l'épouser et la rendre heureuse. Lui faire des tas d'enfants. Il pourrait lui mentir, oui. Sans doute. Elle le devinerait probablement, et Dmitri n'a pas envie de se fatiguer pour quelque chose qu'ils sauront tous les deux n'être que des mensonges. "Tu vas gâcher ta vie, et la sienne." Assène le Fjerdan, haussant les épaules."Isen ne bejstrum". La glace ne pardonne pas. Si elle persiste, il ne pourra pas l'aider à se reconstruire une réputation, un jour. Même lui n'en sera pas capable.
   

Ils sont dans une impasse, et Dmitri n’est pas assez bête pour croire qu’il finira par la convaincre. On dit de lui qu’il est buté mais Hlin, clairement, est encore un cran au-dessus ! Malgré tous ses efforts, Dmitri ne comprend pas pourquoi elle refuse de rentrer. A demi-mots, à coups de vérités à peine esquissées, il comprend bien que quelque chose l’en empêche, mais il ne peut deviner quoi. Ni même comment l’aider, pour le coup. Alors il manie les mots le fjerdan, cajole et appuie là où ça fait mal. Il a assez cerné la demoiselle qui lui fait face pour ça, pense-t-il.

Elle a baissé les yeux, mais pas avant que Dmitri n’y voit perler quelques larmes qu’elle retient obstinément. Cela ne l’empêche pas de presser son avantage, la questionnant sur sa mère, peut-être, et ce qu’elle pouvait tirer de manipuler Hlin. « Tu… » Il s’interrompt Dmitri, alors que la jeune femme s’anime. Elle semble vraiment y croire, en tout cas : il en est dépité, le fjerdan. Depuis longtemps, il a été forcé d’abandonner sa naïveté, et celle de Hlin est… désarmante. Compliqué à comprendre. Il ne sait pas trop, Dmitri, comment lui faire comprendre que ce n’est, décidément pas, un trait de caractère à cultiver.

Parce qu’elle ne l’écoute pas. Depuis le début de cette conversation, il le sait, elle ne se range pas à son avis pourtant raisonnable, et ce n’est surement pas maintenant qu’elle va plier devant lui. Alors il réattaque, Dmitri, sur un angle qu’il sait être le plus à même de faire fléchir la demoiselle. Son père. Mais Hlin, semble-t-il, a définitivement fait une croix sur la vie qui était la sienne. Il serre les poings le blondinet, se mordant la langue pour ne pas répliquer. Comment continue-t-elle à croire que Djel guide ses pas, alors qu’elle fait complétement fausse route ? Mais une dispute serait stérile, et dangereuse, ici, alors il tient sa langue. Pour le moment, la bataille semble les avoir délaissés, mais il sait que ce n’est qu’une question de hasard, avant qu’ils ne soient rattrapés par les combats. Les Ravkans ne tarderont plus à avoir des renforts, malheureusement.

Mais quand elle reprend la parole, quelques mots qui ressemblent à un adieu, Dmitri ne peut plus se contenir. Sa petite science frémit et il lutte pour ne pas se laisser submerger Dmitri. Ce serait tentant, tellement tentant de ralentir son cœur, là, maintenant, de la laisser inconsciente et de la traîner sur le bateau ! Mais il n’est pas arrivé jusqu’ici en se montrant imprudent Dmitri. N’importe qui pourrait le voir, et cela en serait fini de sa vie à lui.  Non, il n’a d’autres moyens que les mots, à sa disposition. Il fera avec.

Saisissant le poignet de la jeune femme avant qu’elle ne se détourne complétement, avec bien moins de douceur qu’il n’est en devoir d’exercer, Dmitri ne la laisse pas s’échapper. « Je peux t’aider. Rentre. » Cela sonne plus comme un ordre, en vérité, que comme une supplique. « Laisse-moi… une semaine, deux, trois maximum. Nous irons voir ta mère, ce sera mon présent pour nos noces si tu veux. » Il espère qu’elle sera tentée, alors il joue son va-tout Dmitri. « N’y va pas seule. Je sais que tu ne veux pas de ce mariage, mais ça n’est pas obligé d’être une torture. On peut s’entraider. » Parce qu’il a beau jouer les durs Dmitri, cela l’embête sincèrement de la laisser partir seule à l’aventure. Elle n’est pas taillée pour ça.
   

Lorsqu’il lui attrape le poignet, il peut sentir son pouls sous ses doigts le grisha, un rythme effréné qui se répercute dans tout son corps. Il ne sait pas trop, Dmitri, si c’est sa petite science ou le simple contact, mais cela l’effraye plus qu’il ne saurait l’avouer. Et pourtant, il en a besoin de ce contact. C’est presque hypnotique, d’entendre ces battements de cœur… et il sait, Dmitri, qu’il ne les entend pas vraiment. Rationnellement, il ne peut pas les entendre. Mais la sensation est là, qui picote dans le bout de ses doigts, et il faut un réel effort de volonté au jeune fjerdan pour se concentrer sur le moment présent, et les paroles de la jeune femme qui lui fait face.

« Je... » Eloquent, sans aucun doute. Lui qui sait si bien mentir et charmer se retrouve à court de mots, la sensation de ses doigts sur la peau de la jeune bien trop présente. Elle a sans doute raison : il n’aurait pas dû la toucher. C’est plus fort que lui pourtant, comme un réflexe, un instinct presque animal. Sa petite science, Dmitri la décrit souvent comme un loup sauvage, qui se heurte aux barreaux jusqu’à obtenir sa liberté. C’est un effort conscient, épuisant parfois, de la maintenir sous clé pour que personne ne sache. Mais là, il ne maîtrise pas grand-chose Dmitri, dans le chaos de la bataille, dans le chaos des émotions, il a bien dû mal à se maîtriser.

Mais la soudaine action de Hlin rompt le charme, lorsque leurs mains se séparent alors qu’elle le plaque sur le côté pour les mettre à couvert tous les deux. C’est comme si elle avait brisé le sort, obligeant le grisha à sortir de sa transe et à reprendre ses esprits. Pas de petite science, pas maintenant. Un vertige soudain le fait presque trébucher, et il se retient au mur qui les cache, Dmitri, pour ne pas tomber au sol. Hlin n’aura rien vu, il l’espère. Priver sa petite science de prendre son envol a toujours des conséquences désagréables, mais le fjerdan est plutôt – malheureusement – coutumier du fait et il reprend ses esprits rapidement. L’expérience, la volonté peut-être, et il peut donner le change, même s’il n’est clairement pas au mieux de ses capacités le jeune homme.

Sous ses yeux médusés – est-ce qu’il a réellement repris ses esprits ? – la jeune femme saisit une lance délaissée par un soldat. Sérieusement ? « Est-ce que tu as la plus légère idée de la force qu’il faut pour empaler quelqu’un là-dessus ? » Demande-t-il avec précaution, sachant que de toute façon, elle le prendrait mal. Il faut dire que même si elle semble déterminée, Dmitri doute qu’elle ait vraiment ce qu’il faut pour tuer quelqu’un. Que ce soit la force mentale et physique, en vérité. Mais entrer dans les détails maintenant semble bien peu judicieux, aussi le fjerdan se permet-il de poser une main sur la lance. Loin, très loin de la propre main de la jeune femme, mais il espère qu’elle ne le remarquera même pas. « Tu n’as rien à me prouver. » Quelle que soit l’éducation qu’à pût lui donner son père, il s’est grandement planté de toute façon, aux yeux de n’importe quel fjerdan. Elle a fuit, par Djel !

« Je ne comprends pas. Et je sais que tu vas le prendre mal… » Il n’est plus vraiment à ça près de toute façon « … mais je ne te fais pas confiance. Plus confiance. » Se corrige-t-il rapidement. « Si je te laisse partir, je ne te reverrai pas. » Il n’est pas un crétin, Dmitri, elle doit le savoir depuis le temps. On dit qu’il n’y a pas plus habile détecteur de mensonges qu’un menteur lui-même, après tout. Il est presque tenté de lui arracher la lance, mais fini par se décider de ne rien y faire. Qu’elle joue les aventurières, si ça l’amuse ! Il ne lui souhaite pas de découvrir ce que cela fait de tuer, pour de vrai, mais il ne voit pas trop comment l’en dissuader de toute façon. Alors, autant l’accompagner pour veiller sur elle autant que possible : il ne lui fait pas confiance pour tenir sa parole, mais il est à peu près sûr, Dmitri, qu’elle ne va pas lui planter une épée dans le dos. Contrairement aux soldats qui se dirigent vers eux.

Saisissant sa propre épée, Dmitri lâche la lance de la jeune femme, risquant un œil sur le côté de leur cachette. L’archer ne les regarde pas, mais il n’a pas bougé, et un petit groupe armé se dirige vers eux. Il n’a pas son arc Dmitri, et sait bien que le corps à corps est leur seule issue. Malheureusement. « Tu ne t’éloignes pas. » Et qu’elle ne se trompe pas, c’est un ordre. Avant qu’elle ne proteste, il précise, Dmitri. « Tu pourras t’enfuir quand on sera sorti de là. » Ce n’est pas une promesse, ni même un cessez-le-feu. Elle devra s’en contenter.
   

L’instant passe, trop vite, ou pas assez, Dmitri serait bien incapable de le dire. Il s’est passé quelque chose entre eux, par ce geste somme toute anodin, et le jeune homme sait que Hlin en est toute autant consciente que lui. Ils ne mettent probablement pas la même explication sur ce qui s’est passé, mais cela ne change pas grand-chose au fait qu’il s’est passé quelque chose.

Déjà Hlin réplique, et Dmitri ne sait pas trop si c’est de l’ironie ou un quelconque reproche. Il n’est jamais vraiment sur, avec elle, et ne se risque donc pas à répliquer. Il se contente de lâcher la lance, la laissant s’en dépatouiller en faisant mine qu’il s’en fiche. Il ne s’en fiche pas, certes, mais il peut toujours faire semblant. Le marché – à défaut d’un autre mot, l’alliance peut-être – qu’ils passent semble convenir à la jeune femme qui le suit, sans plus discuter. C’est bien le moment de jouer les épouses sage et parfaite, songe Dmitri avec ironie, parant un coup d’épée destiné à sa tête avant de répondre avec sa propre lame.

Il se plonge dans le combat Dmitri, retrouvant cette danse enivrante qui exige toute sa concentration, qui l’oblige à se concentrer sur sa propre survie, pour le moment, ce qui ne l’empêche pas de veiller sur Hlin et d’intervenir lorsqu’un ennemi la menace d’un peu trop près. Contrairement à elle, il sait manier l’épée, et combattre de concert avec un allié. Il n’a pas menti, il est sa plus grande chance de s’en sortir. Djel doit vraiment avoir un humour pourri.

Il n’empêche, il lui fait confiance pour assurer ses arrières, ou au moins le prévenir d’un coup d’épée malencontreux. Cela le tuerait de l’admettre, mais elle ne se débrouille pas si mal la jeune femme : son père lui a probablement réellement montré quelques passes et défenses qu’elle exécute avec bien plus de précision qu’on est en droit d’en attendre d’une jeune femme, surtout fjerdanne. Mais quand il se retourne à nouveau Dmitri, après un énième ennemi vaincu, il se rend compte qu’elle n’est pas qu’une pas si mauvaise combattante : elle est discrète, aussi, et s’est fait la malle.

Un juron entre les dents, il ne prend pas la peine de la chercher le fjerdan. Elle a fui, et il ne la retrouvera pas. Il a d’autres choses à faire qu’à la chercher, les Fjerdans se regroupent déjà pour fuir avant qu’il n’y est d’autres blessés dans leur camp. C’était censé être une attaque éclair, et cela doit le rester. Et puis, Dmitri doit aussi penser à ses justifications : comment, et à qui, dire qu’il a croisé sa fiancée sur un champ de bataille ? Une question épineuse qui l’empêchera de dormir, il le sait. Mais en même temps, c’est étrangement réconfortant : elle est en vie, au moins. Même si Dmitri ne sait pas trop si c’est, pour lui, une très bonne nouvelle.