Elle s’était endormie dans les bras de son père, qui avait un regard bienveillant, rempli d’amour et d’amertume. Il voyait déjà en elle les traits de la femme qui avait réussi à lui voler son palpitant, alors que son enfant n’avait que quelques jours à peine. La perte était encore fraîche, la douleur enveloppée par l’attention que sa fille lui demandait au quotidien. Heureusement, Astrid, la gouvernante, était toujours présente pour lui venir en aide. Hlin était sa première fille, son premier enfant, le premier bébé qu’il tenait entre ses mains. Et Jorgën savait, au fond de lui, même s’il vivait dans le déni, qu’il ferait tout pour elle. Qu’elle ressemble à sa mère, qu’elle lui ressemble, qu’elle soit le parfait mélange entre eux deux. Car pour lui, c’était une évidence : il était prêt à tout pour elle.
«
Garde le dos droit. Ouvre ton torse, tes épaules s’ajusteront normalement. Respire… Lentement… Vise. Prends ton temps. »
Père se trouvait derrière moi, plaçant ses mains sur moi pour que j’adopte la bonne position. Arc en main, je me trouvais à plusieurs mètres de la cible. Une légère brise faisait voler quelques feuilles, mais rien de bien froid - dans mes souvenirs. Mon regard était rivé sur mon objectif, mon corps tout entier était tendu, n’étant que le prolongement de l’arme que je tenais entre mes mains. J’expirais par la bouche, mon souffle fuyant mes poumons entre mes lèvres. Je relâchais la corde et la flèche se décocha pour se planter dans le cercle autour du centre. Pas mal, mais pas non plus exceptionnel.
«
Bien. Prends un peu plus le temps, le vent peut orienter ta flèche comme tu peux le voir. »
J’écoutais les conseils de mon père, hochant la tête, restant silencieuse. J’étais une bonne élève, je l’étais autant que je le pouvais. Il n’y avait pas une matière où je me permettais d’être moins bonne, même si les mathématiques n’étaient clairement pas mon point fort. Et le combat au corps-à-corps. Ce n’était pas de grands cours, mais il n’y avait pas d’âge pour apprendre les bases.
Mon père était comte de Ulensk, sa fortune venant des carrières de marbre plutôt que les taxes qu’il récoltait pour le Roi. Cela n’avait pas toujours été ainsi : son père était un homme très froid, très dur, très craint. Lorsqu’il reprit le titre, la population ne savait pas comment réagir. Etait-ce une bonne chose ? Allait-il être autant si ce n’était pire que son paternel ? Leurs craintes furent rapidement apaisées.
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Les souvenirs étaient quelque peu flous, mais je savais exactement comment ce truc s’était déclenché. J’avais ressassé mes souvenirs pour en connaître l’origine et j’étais persuadée que tout venait de ce jour où l’on a traité ma mère de « drüsje ». Ce jour où on a dit que mon père était un idiot, que l’amour l’avait rendu aveugle au point de ne pas voir l’évidence. J’avais ressenti une profonde colère, une fureur qui pouvait rivaliser avec la lave des volcans. Je me rappelais encore des tambours que mon palpitant faisait dans ma cage thoracique, de mon sang qui était en ébullition et de mon désir ardent qu’elles s’étouffent avec de l’eau.
Chose qui s’était produite. L’eau s’était transformée, alors que je les avais resservi. C’était inexplicable et j’avais remercié Djel pour sa vengeance. J’étais jeune, une dizaine d’années, je n’avais pas de suite compris que la « drüsje », ce n’était pas ma mère. C’était moi.
En parler avec mon père fut impossible. Je lui racontais les faits, bien sûr, mais il ne dit rien. Il m’arrêta net dès que je parlais de ma mère, coupant court à la conversation. Ce n’était pas comme si j’allais demander quoi que ce soit sur elle de toute façon. Je savais que c’était peine perdue. C’était un sujet tabou entre nous et même si je désirais savoir pourquoi, la raison exacte de son absence, je préférais me taire - et gratter quelques informations auprès d’Astrid lorsqu’elle le voulait bien. A fortiori, l’amour avait un pouvoir qui me dépassait. Si je le trouvais puissant enfant, aujourd’hui j’en étais effrayée.
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Si j’avais mis cette malédiction de côté dans ma vie, je fus obligée de m’en préoccuper à un moment donné. De plus en plus, je devenais malade. J’avais la nausée et je vomissais parfois - même lorsque mon estomac était vide. Je n’arrivais plus à manger correctement aussi. Père s’en inquiéta, bien sûr, et je vis de nombreux soigneurs. Mais rien n’y faisait. Et nous avions beau prier Djel, rien ne m’apaisait. J’étais victime d’un mal dont j’étais la seule au courant, un mal que moi seule pouvait éradiquer. Je ne le savais pas au début, je n’en avais même pas idée, mais je m’étais fait une raison - et j’avais fait des recherches.
Dans la plus grande discrétion, j’avais récolté des informations sur ce que l’on appelait petite science. Je m’étais renseignée sur le large éventail de dons possibles et après de nombreuses tentatives, j’avais trouvé ce que j’étais. Une Alkemi. De là, je commençais à m’entraîner, imaginant des choses. Je ne savais pas si c’était vraiment bien, mais ça devait l’être, car mes nausées s’apaisèrent lorsque je travaillais ma petite science. Si la plupart pensaient que Djel avait entendu nos prières, j’étais la seule convaincue à savoir que c’était uniquement de mon fait. Pourtant, ma foi resta intacte.
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Cependant, elle fut de nouveau mise à l’épreuve lorsque père m’annonça mes fiançailles. Moi qui n’avait jamais embrassé un garçon - ou une fille - de ma vie, voilà que je me retrouvais dans un mariage arrangé. D’après lui, il était temps, c’était un homme gentil, bon et de très bonne famille, comme nous. Je pouvais lui faire confiance.
Le problème n’était pas là. Je lui faisais confiance, mais je ne me faisais pas confiance du tout. Mon secret pouvait se révéler et la peur me tordit les tripes. Je compris que je ne pouvais pas rester dans mon grand manoir auprès de mon père toute ma vie, protégée par ses murs et par cet homme que j’aimais, le seul que j’aimais. Mon cœur se brisa lorsque ma raison pensa à la seule solution qui me restait : la fuite. Pour vivre, je devais fuir. Loin de lui. Loin de ma vie. Loin de tout ce que je connaissais.
Alors j’organisais mes affaires, prenant le strict minimum. J’annulais la veille de mon départ mes cours d’équitation pour que mon cheval, Loki, soit en forme. Cela tombait très bien, c’était également la veille de ma rencontre avec mon fiancé. Tout le monde pensait que je me ménageais. Il n’en était rien.
Le soir, je dînais avec père et un peu plus tard dans la soirée, je revins vers lui. Il était dans son fauteuil, un livre ouvert sur les genoux, le regard perdu dans les flammes de l’âtre. Je restais un moment à le regarder, le palpitant au bord du précipice et si j’avais envie de vomir en cet instant, je savais que c’était à cause de ce que je m’apprêtais à faire. J’aurais aimé lui dire, tout lui avouer, mais j’avais tellement peur de le décevoir, peur d’être rejetée, peur de ne plus l’avoir à mes côtés que je choisis l’éloignement. Ce n’était peut-être pas logique, mais au moins, je me disais que je ne le décevrais pas pour qui j’étais réellement, mais pour ce que j’avais fait. Une maigre consolation.
Je me rapprochais de lui. Il me sourit. Je m’assis à ses pieds, mains croisées sur ses genoux, un doux sourire sur mes lèvres. Nous parlâmes de tout et de rien, nous rîmes parfois et alors que la nuit était sombre, je le pris dans mes bras. Il me rendit mon étreinte, je le serrais un peu plus, à moitié sur lui comme il était assis. Mes lèvres murmurèrent un
« Je t’aime papa », mes yeux se fermèrent pour ne pas que l’émotion me gagne trop, surtout lorsqu’il me répondit par des mots d’amour. Nous nous éloignâmes et avant que je ne quitte la pièce, il m'interpella en me disant qu’il était fier de moi. Savait-il ce que j’allais faire ? Cette question était sans réponse aujourd’hui encore.
L’hiver 751 s’achevait doucement et ce fut également la fin de ma vie fjerdane. Je ne me doutais pas un seul instant que cette décision allait me faire croiser le chemin de personnes aussi bien incroyables que détestables…
- Note:
NdA : Je termine ma fiche ici. En effet, quelques jours après, Hlin va faire plusieurs rencontres, notamment sa mère
@Eleonora Sokolova, qui lui permettra d’avoir un pied-à-terre. La suite de son histoire se fera donc en jeu en fonction de ses rencontres (
@Siver Rankov &
@Sigurd Ivarsen pour le moment).