Siver ◘ let us burn

«  Ne le montre jamais à personne … »

D’aussi loin qu’il s’en souvienne, c’est la seule chose que sa mère a accepté de lui dire à propos de la petite science. Ceux qui manipulent la matière étaient déjà mal vu dans le reste du pays, ce n’était certainement pas dans un petit village perdu dans l’ouest de Fjerda qu’on allait oser penser autrement. Que se serait-il passé si la rumeur s’était répandue ? Qu’aurait-on fait le jour où un malheureux feu de cheminée aurait dégénéré ? Où la rivière aurait débordée ? Où une épidémie bovine aurait décimé la moitié des bêtes ?
On l’aurait pointé du doigt, le gamin aux étranges facultés.
On l’aurait battu à mort, pour conjurer le mauvais sort.

Siver a toujours eu conscience de sa chance d’avoir une mère comme la sienne, car jamais personne n’a su. Personne, pas même le reste de sa famille. Ne le montre jamais à personne, qu’elle avait répété encore et encore, repliant de sa main tremblante les petits doigts d’enfant qui avaient œuvré là où n’importe quel être humain se serait brûlé.

Il n’avait pas tout à fait huit ans lorsque sa famille a disparu comme un peu de cendres dans le vent. C’était l’une de ces fins d’hiver où le printemps peinait à s’éveiller et où les vivres commençaient à s’épuiser. Siver ne se souvient pas de grand-chose de ce jour-là. Il était réapparu en fin de journée, après avoir passé les dernières heures loin du village pour éviter les corvées quotidiennes. Sa mémoire ne garde que quelques traces diffuses des maisons saccagées, des greniers pillés et des villageois décimés. Seul le silence l’a frappé. Le silence, et la vision du corps de sa mère de dos, gelé et inanimé, au milieu du lac où les femmes avaient l’habitude de laver les linges.

Le garçon ne sut jamais quels malfrats étaient à l’origine d’un carnage de cette envergure. Il est probable que personne ne l’ait su un jour ; qui se serait inquiété du sort d’une poignée de bouseux isolés dans les campagnes de glace ? Il s’enfuit sans demander son reste et Djerholm devient alors son refuge.

Il n’est pas aisé de gagner son pain lorsqu’on ne sait rien faire de ses mains. Siver mendia un bon moment dans les rues et creva de faim jusqu’à ce qu’il apprenne à chaparder sur les étalages. Et finalement, la rue devint son terrain de jeu. On faisait facilement confiance à ses grands yeux d’enfant brillants, et on se retrouvait tout aussi vite sans bourse.  

Il se lia avec une autre gamine sans parent. Elle venait d’un orphelinat, pour autant elle n’était pas bien plus épaisse que lui. « Allez, à ton tour ! Montre ce que tu sais faire ! ». Siver n’aurait pas survécu jusqu’ici s’il n’avait pas fait preuve d’une minimum de jugeote. Au fond de lui, il savait que ce n’était pas une bonne idée. Mais elle n’en démordait pas, et bientôt, elle le traiterait de poule mouillée. Cette fille, c’était sa nouvelle famille, alors … Alors, il céda. Le cul calé au fond d’une ruelle isolée, dissimulés entre deux barriques oubliées là, il fit danser de minuscules flammes rouges sous le jeu de ses doigts terreux.

Ne le montre jamais à personne. Etait-ce le châtiment pour avoir troqué sa famille contre une autre ? Il n’eut pas le temps d’entendre l’avis de son amie sur ses prouesses interdites ; un instant suffit à faire jaillir les Drüskelles dans la ruelle exiguë. Elle fuit vers le port, mais Siver ne la suivit pas, car depuis qu’il avait perdu les siens, l’eau était devenue sa hantise. Il déguerpit à l’opposé dans une gerbe incendiaire incontrôlée qui, sans doute, lui sauva la vie.

De longs jours durant il continua à entendre les battements fous de son cœur affolé. Si ces hommes l’avaient attrapé … Il n’osait pas y penser. Plusieurs nuits passèrent avant qu’il ne trouve le courage de sortir de sa cachette. Pour qu’il remonte le chemin jusqu’à ces deux tonneaux rongés par l’humidité. Personne. Il n’y avait plus personne. Seul vestige de son amie évaporée, un collier qu’il trouva coincé entre deux pavés.

Il quitta le pays pour lui préférer son voisin. Ravka avait réputation de se montrer plus clémente envers les Grishas depuis les prouesses de Sankta Anuchka. Avec les années, ses petits larcins laissèrent place à de plus subtiles escroqueries. S’il y a désormais quelque chose dans lequel Siver excelle, c’est flirter avec les limites de la légalité pour dépouiller ceux qui ont le malheur de lui faire confiance.

Récemment pourtant, le petit voleur de pacotille s’est fait prendre à son propre jeu. Ses magouilles l’ont poussé à devoir quitter le continent, pour s’exiler un temps du côté de Kertch. Sa route a hélas croisé la ligne de mire d’un bateau pirate. Outre l’argent qu’il avait dans ses bagages, Siver a surtout été détroussé du seul élément lui inspirant une réelle valeur ; le collier de la gamine orpheline. Depuis, un seul but l’anime : retrouver le voleur, et retrouver son bien. Cette fillette, elle est encore en vie. Il en a toujours été persuadé. Il s’est promis de lui rendre son bijou, car un jour, il le sait, il la retrouvera.

Et ce n’est pas un stupide pirate qui lui fera renoncer à cette promesse.