Il ne s’écoula que quelques mois avant que je m’approche de Keramzin, en territoire Ravka. Ma tenue de chasseur passait inaperçue et si elle attirait l'œil, c’était pour traquer du gibier à quatre pattes. Je n’avais pas trop de problèmes à me faire de l’argent, n’ayant même pas pensé à ce détail lorsque j’ai décidé de partir loin de Fjerda. Où me trouver un toit lorsque le temps était capricieux. Mes talents de chasseur étaient appréciés et me facilitaient la tâche.
Cependant, je cherchais souvent la générosité de croyants - même si je ne partageais pas du tout leur croyance, le but était seulement de trouver une couche, de l’eau et un semblant de repas pour une nuit. Il fallait survivre avant tout.
Ce fut pour cette raison que je me dirigeais vers une sorte de monastère. L’endroit n’était indiqué par aucun panneau, mais j’avais suivi un chemin parmi tant d’autres en me dirigeant vers Keramzin - qui devait être à une ou deux heures encore. Les portes en chêne massif étaient grandes ouvertes et des hommes pieux allaient et venaient, s’occupaient du jardin, du potager. Je ne bougeais pas, n’osant mettre un pied dans ce lieu.
Une branche craqua derrière moi et je me retournais vivement, une dague dans ma main droite, prêt à me défendre si nécessaire. Un homme se tenait à une dizaine de mètres de moi, un grand sac sur l’épaule. Il avait les cheveux noirs comme la nuit et les yeux aussi bleus que le ciel. Son visage était rond, mais sa carrure était sportive.
« Bonjour, étranger. Je m’appelle Ludwig. Tu cherches un endroit où dormir cette nuit ? »Je ne répondis pas, me contentant d’acquiescer. Un peu de repos me ferait le plus grand bien.
« Alors bienvenue à toi, déclara-t-il en s’approchant de moi, faisant un mouvement de tête vers la bâtisse.
Je vais te montrer où tu peux dormir. »J’entendis le bruit distinct du métal, me donnant une idée de ce qu’il avait dans son sac. J’étais méfiant, mais je ne dormais jamais sans une arme sous l’oreiller. J’avais passé des nuits plus terribles que celle d’attendre si on allait m’assassiner dans mon sommeil. Donc je le suivis, découvrant une architecture incroyable. Je ne savais pas quel Dieu il vénérait, mais c’était un lieu agréable.
Nous fîmes seulement quelques mètres avant qu’il ouvre une porte, dans un couloir menant au jardin, m’invitant à entrer. La chambre était simple, minimaliste, mais je la trouvais confortable. Un lit, une chaise, un coin pour se rafraîchir et une commode, c’était plus que je ne l’espérais. Une petite fenêtre offrait un rayon de lumière.
« Je vais te montrer où l’on mange. Tu viendras lorsque tu auras faim. »Je déposais mes affaires sur le lit et le suivis, retenant chaque chemin dans ma tête - vieille habitude que je ne perdrais jamais. Les torches sur les murs éclairaient les couloirs lorsque le soleil de fin d’après-midi ne le faisait pas.
La salle commune pour manger était immense. Je n’avais jamais vu des tables aussi longues pour aussi peu de personnes. Deux grandes tables barraient la pièce et au bout, une énorme cheminée de plusieurs mètres était encastrée dans le mur, décorée d’ornements sculptés.
« Nous ne sommes pas autant, déclara Ludwig en me regardant.
Enfin, je dis nous, mais je veux parler des hommes de Foi.
- Tu n’en es pas un ? demandai-je, légèrement surpris.
- Non. Je possède cet endroit. Mon père l’a construit à vrai dire. Il était architecte pour le Roi, mais il a réalisé des œuvres çà et là dans le pays. »Je n’ajoutais rien, mais je savais que son père n’était plus de ce monde. Ainsi, la conversation se termina et je regardais mes quartiers provisoires, m’autorisant un peu de repos.
Je fus réveillé en sursaut par des portes qui se claquent et le bruit caractéristique des pas de soldats en armure. Ma porte claqua contre le mur et un soldat pénétra. Je ne réfléchis pas une seule seconde : je lançais ma dague en plein milieu de sa gorge, le tuant instantanément. J’attrapais son cadavre pour éviter de faire trop de bruit et le déposais sur le sol. Je jetais un coup d'œil dans le couloir. Ne voyant pas d’autres soldats venir, j’en profitais pour m’équiper.
Silencieusement, je parcourus le couloir, découvrant quelques soldats dans le jardin et deux Grisha. Ils portaient des tenues bleues et Ludwig se tenait devant eux.
« Tu es un traître ! Tu dois payer pour tes crimes.
- La vengeance n’est pas un crime, répondit Ludwig.
- C’est ce que tu diras lorsque nous te présenterons au Général Kirigan. »Je ne savais pas ce qu’il avait fait, ni même pourquoi je voulais intervenir. Cependant, mon corps bougea et je lançais une dague en plein sur un Grisha, le blessant grièvement à l’épaule. S’en suivi d’un long combat : les soldats étaient facilement neutralisables, mais je devais rester prudent avec les Grisha. Je fus surpris de constater, après en avoir tué un, que Ludwig avait tué l’autre.
J’avais plein de questions et si ma raison que disait de mettre les voiles immédiatement, mon instinct me disait que j’avais trouvé ma place. Je ne savais pas pourquoi, mais ce n’était pas la première fois que je n’avais aucune réponse à ce que je ressentais.
Nous enterrâmes les corps dans la forêt, les hommes de Dieu nous aidant même à la tâche. Puis, nous nous installâmes à une table de la salle commune, un verre de vin chacun et un repas en face de nous.
« Tu as sûrement envie de parler maintenant. Je t’écoute. Pose-moi tes questions, étranger. »Il prit son verre et but une gorgée avant de mordre dans son morceau de pain. En effet, je ne parlais pas beaucoup, la solitude me faisait économiser ma salive. Néanmoins, j’étais intrigué par tant de choses que je me lançais.
« Je ne pensais pas que tu savais te battre, fis-je avant de grignoter mon assiette.
- Ce n’est pas une question, mais je vais mettre cela sur le coup de la solitude, déclara-t-il avant de manger un bout lui aussi.
Je suis bien le fils d’un architecte et j’ai appris à me battre pour survivre.
- Survivre au Roi ?
- Entre autres. Mon père a fait beaucoup pour la famille royale et malgré tout, lorsque j’ai demandé justice parce qu’il a été tué par un Grisha, ma demande a été rejetée d’un revers de main. Je me suis donc entraîné jusqu’à ce que je sois prêt. Et j’ai fait Justice moi-même. »Je comprenais mieux pourquoi les soldats et les Grishas voulaient le ramener avec eux.
« Comment t’ont-ils retrouvé ?
- Un homme de Keramzin a dû me reconnaître, fit-il en haussant les épaules.
Je sors rarement depuis des années de cet endroit. Ils ont dû me suivre.
- Pourtant, l’endroit n’est pas indiqué.
- Pourtant, tu es ici, répliqua-t-il.
»Touché. Je ne savais pas encore pourquoi j’étais ici d’ailleurs. Même si les explications qu’il me donnait éclairaient la situation, ça sentait les problèmes. Et je n’avais pas besoin de cela. Même si ma vie était tranquille, routinière presque, je n’avais pas besoin de m’impliquer dans la vie des autres.
« D’ailleurs, merci pour le coup de main. »Je hochais simplement la tête. J’attrapais mon verre et bus une gorgée de vin.
« Tu es un Drüskelle, n’est-ce pas ? »Je m’arrêtais, plongeant mon regard dans le sien. Comment savait-il ? Était-ce si visible ? La formation m’avait donné beaucoup d’habitudes, j’avais un entraînement au combat particulier, un style caractéristique des Fjerdans, mais je ne pensais pas à ce point.
« Ce n’est en rien un jugement. J’ai vu des Drüskelles se battre et ça m’a fait penser à eux lorsque je t’ai vu. Tu es grand, tu as l’air fort et tu sembles venir du nord du pays plus que du sud, si tu vois ce que je veux dire. »En effet, j’avais les traits physiques d’un Fjerdan à n’en point douter. Je me mêlais si facilement à la foule, j’étais si invisible aux yeux des autres que je m’étais oublié moi-même. J’avais la sensation de retrouver Pietro. Lui aussi arrivait à trouver les mots.
« J’étais un Drüskelle, lâchai-je d’un souffle.
Je suis juste un traqueur désormais. »Ludwig hocha simplement la tête, acceptant que je lui entrouvre la porte. Nous finissâmes de manger en silence et la conversation reprit lorsque les portes de la salle commune se fermèrent. il ne restait plus que nous deux.
« J’aimerais te proposer quelque chose. Mais pour cela, il faut que je te montre un endroit avant de te dire quoi que ce soit. »J’acquiesçais et nous quittâmes la salle commune. Je le suivis dans un dédale de couloirs, menant à une porte qui donnait sur un escalier. Nous descendîmes les marches, longions un autre couloir avant que Ludwig ouvre une porte.
C’était une grande salle, très longue. Il y avait plusieurs tables, chaises, canapés, meubles en tout genre. On avait l’impression qu’une sorte de quartier général était en train de s’installer. J’entrevoyais d’autres couloirs, menant Djel sait où.
« Avant de te rencontrer, je ne pensais pas avoir utilité de cet endroit. Je voulais simplement l’utiliser pour me cacher jusqu’à la fin de mes jours. Mais te voir te battre à allumer une flamme en moi. Et de cette flamme est née une idée. »Mon regard se riva sur lui, déambulant entre les meubles avant de se placer en face de moi.
« Nous ne pouvons pas le faire seul de notre côté, c’est en unissant nos forces que nous aurons plus de poids.
- À deux ?
- Il faut bien commencer quelque part, non ?
- Tu veux qu’on forme quoi ? Un groupuscule ?
- Les groupuscules sont des fanatiques. Nous, nous sommes une guilde, guidée par notre credo. »Inutile de demander quel était le credo : les Grisha devaient mourir.
Cette idée de guilde était complètement folle, complètement révolutionnaire, complètement téméraire. Pourtant, elle se glissait en moi si facilement et mon cerveau réfléchissait déjà à certaines choses, comme si l’idée était normale et que j’avais entièrement confiance en Ludwig. C’était faux, bien sûr, mais il avait raison sur un point : ce n’était pas en restant seul que je ferais la différence. Lui, comme moi, nous n’étions pas seuls dans notre vengeance. Il devait y avoir d’autres personnes avec les mêmes aspirations que nous, d’autres Drüskelles, d’autres Ravkans, d’autres peuples.
« Est-ce que tu me suis, étranger ? me demanda-t-il finalement en me présentant sa main.
»Je l’attrapais, scellant un pacte silencieux.
« Je m’appelle Zero. »Okhotnik naquit, d'un Fjerdan et d'un Ravkan.
Les années passèrent. Le monastère était devenu mon pied-à-terre.
Ludwig était devenu un ami et la seule personne en qui j’avais confiance. J’appréciais les membres de la guilde, mais nous étions les piliers même du groupe. Certains passaient l’arme à gauche, d’autres changeaient radicalement de vie et d’autres retournaient leurs vestes pour écourter leur existence. Il était
le messager, j’étais
le traqueur, nous étions les fondateurs de cette guilde sans que personne ne le sache. Et ça nous convenait parfaitement.
La guilde grandissait au fur et à mesure, apportant son lot de problèmes par moment, mais notre cause était toujours aussi forte. Elle était même sollicitée par des soldats pour retrouver des Grisha - chose qui était bonne pour notre bourse. Rien n’était gratuit avec nous et si vous aviez le malheur de vouloir nous arnaquer, ou de nous tendre un piège, notre lame rencontrera avec plaisir votre peau.