Le Sang appelle le Sang - Wolfgang

Un cauchemar, une sensation de chute et ce nom, ce nom qui vient mourir sur tes lèvres comme les vagues sur la plage. Mila. Mila. Tu ne te souviens de rien d’elle. Ni de la sensation de ses petites mains potelées dans la tienne, guère plus grande. Ni de sa voix que tu imagines haut perchée comme peut l’être celle d’une petite fille de huit ans, ni de la couleur de ses yeux. Ses cheveux étaient bruns, sa peau d’un joli chocolat tout comme la tienne et c’est tout. Elle était ta petite soeur. Vous aviez passé huit ans paisibles, voyageant tranquillement avec vos deux parents qui vous aimaient passionnément. Quand ils avaient découvert avec vous votre petite science, ils avaient été émerveillés. Et, même si vos parents étaient de simples humains, ils vous avaient épaulés, tenté d’apprendre ce don avec amour et patience. Dix ans de ta vie, ça avait duré. Et en une nuit, tout avait basculé. Tu ne te souviens plus des détails, tu n’as que faire de ceux-ci, ils ne sont que cendres et douleur dans ton âme. Mila n’est plus. Sa petite main arrachée de la tienne cette nuit là, sur l’île de Kertch alors qu’on l’embarquait pour tu-ne-savais-où et que tu restais sur place. Il y a des sons qu’on n’oublie jamais. Celui de la balle qui ôte la vie de tes parents est ancré dans ton âme, tout comme leur corps de chiffon qui s’étale sur le sol est ancré dans ta rétine. C’est étrange comme on se souvient mal de certaines choses et bien d’autres. Mais peu importe réellement parce que leur mort et Mila sont ce qui t’a gardé en vie pendant toutes ces années.

Embarqué sur un bateau, toi aussi, avec des dizaines d’autres, mains et poignets liés, parfois même jusqu’aux doigts, tu as atterri sur des plages de sable fin, sous une chaleur écrasante. Il t’as fallu quelques jours, encore quelques jours pour comprendre réellement ce qu’on attendrait de toi pendant ces vingts prochaines années. Tu étais un grisha et si, du haut de tes dix ans, tu le savais, tu pouvais voir la surprise sur le visage d’autres enfants qui, eux, étaient là pour tu ne savais quoi. Tu étais un grisha donc tu n’étais qu’une bête. Une bête à domestiquer. Les adulte appelaient ça la traite grisha, l’esclavage et toi tu comprenais, peu à peu, au fil des jours, que tu n’étais plus libre. Que tu n’étais plus toi.

C’était rare d’avoir le même maître toute sa vie, surtout pour un grisha qui avait une longévité plus importante. Et pourtant, pourtant tu n’en eut que deux. Le premier forgea ton caractère, te donna une raison de survivre, le second te donna les moyens pour apaiser ton esprit.

Il s’appelait Lucius Rakov et il était ton premier maître. C’était un noble, un homme riche comme on en connaissait peu et il se murmurait dans les Colonies du Sud que c’était le plus impitoyable des tyrans. En réalité c’était un homme chanceux dont la bétises n’avait d’égal que le gras qui ceignait son pauvre squelette fatigué. Il pensait être un roi, le roi de toutes ces âmes grisha qu’il avait fait arracher des leurs et qu’il avait achetées. Et il faisait ce qu’il souhaitait de vous. IL vous détestait, tu le savais bien. Mais dans sa bêtise, il te permit de te rendre plus fort. Un an, un an de tranquillité à travailler dans les mines, à aider d’autres grisha en les appuyant comme tu le pouvais, à tenter de cacher ton don, à tenter de faire croire que c’était une erreur.

Et puis un jour, un jour on te lâcha dans une cage, acculé, un enfant bien plus vieux face à toi, une boule de feu en main et le regard d’un chien à qui on a appris à tuer. Tu étais terrifié. Tu étais un fondeur. Tu compris vite, à partir de ce soir là, ce que deviendrait ta vie. Un enfant sortit victorieux de cette rixe, les bras marqués de cloques et les joues pleines de larmes. Le second resta mort, la tête dans le sable. Et ta vie devint comme ce combat. Le jour travaillant à la mine, le soir tuant des grishas. Pour survivre, toujours pour survivre. Un jour de plus, et un encore, Mila bien en tête. Au bout de dix ans, ton don s’était aiguisé et la peur avait disparu. Tu étais le chien à qui on avait appris à tuer. Loup. C’est comme ça que ta soeur t’appelait avec tendresse, c’est aussi ainsi qu’on te nomma dans la cage, tâchant ce beau souvenir. Dix ans de survie et dix ans de solitude. Obligé de tuer les tiens. Isolé des autres esclaves qui avaient peur de toi. On t’appelait l’exécuteur, le bourreau. Mais rien n’avait d’importance si ce n’était vivre, encore un jour de plus, un peu plus pour tenter de te libérer et de retrouver Mila et après, après tout irait bien.

Un jour de ta vingtième année sur la terre, ton destin prit un tournant inattendu sous la forme d’une femme magnifique. Elle était captivante, elle était charismatique et elle était l’invitée très spéciale de ton maître. A la fin de ton combat, ce soir-là, de nouveau victorieux, elle t’acheta à Lucius. Et sous les yeux ébahi de l’homme ridicule, tu obéis au premier ordre de ta nouvelle maîtresse, arrêtant le coeur de ce cruel enfant qui s’était dit ton maître.

La vie changea du tout au tout après ça. Cette femme, ta nouvelle maîtresse, achetait le plus de grisha possible et leur rendait leur liberté, mais pas avant qu’elle ne les estime prêt. Si bien que tu passais huit ans à ses côtés, à continuer un apprentissage que tu avais abandonné à dix ans. A découvrir les connaissances de la vie, les mathématiques, l’astronomie, les étiquettes pour te mouvoir en société. Loup n’exista plus. Ni l’un, ni l’autre. Tu étais Wolfgang Ludwig de nouveau, et tu devais apprendre à vivre dans la société comme un humain classique. C’était une épreuve de tous les jours, c’était difficile de ne pas laisser exploser ta colère froide, de gérer tes frustrations, d’arrêter de tuer en sachant que tu en avais le pouvoir et la capacité. Et finalement, on apprécia ta compagnie. On remarqua tes traits d’humour. On loua ton esprit calme, pratique, rapide. Tu devins apprécié des convives de ta maîtresse et tu compris que la cage, si elle était différente, couverte d’or et de richesses,  restait tout de même une cage. Et fort de tes nouvelles connaissances, tu remarquas toute la limite de cette fausse liberté. Mais tu pris ton mal en patience, le fantôme de la chaleur de la petite main potelée de ta soeur bien en tête. Et, alors qu’on profitait de ton corps et de ton esprit, qu’on te montrait comme une acquisition bien faite et qu’on prenait plaisir à se jouer de toi, tu attendis. Et tu finis par utiliser tous les outils à ta disposition pour comprendre, apprendre, chercher ta jeune soeur. Un jour viendrait, tu le savais, où tu pourrais partir de cet endroit. Il arriva plus vite que tu ne l’aurais pensé.

Un jour classique, comme tous les autres, ta maîtresse fit l’acquisition d’un nouveau pantin, plus frêle, plus jeune, c’était presque un enfant et tu eus de la peine pour lui et ce qu’il allait lui arriver dans les années à venir mais tu savais qu’une fois les yeux détournés de lui, il n’existerait plus pour toi. On te donna une bourse pleine de kruges, une cape et quelques vivres avant de te sommer de partir. Ta maîtresse s’était lassée de toi. Et après dix-huit ans de servitude, tu étais enfin libre.

Ainsi commença ton voyage pour retrouver ta sœur. Tu entamais sans relâche les recherches. Tu te rendis d’abord sur les lieux du drame qui avait agité ta vie: l’île de Kertch. Et s’il avait fallu remuer ciel et terre pour retrouver les bateliers qui t’avaient transporté jusqu’aux colonies, tu y étais parvenu. Tu avais trouvé toutes les informations possibles et imaginables sur les grisha, sur leur esclavage, sur les ventes humaines effectuées à Ketterdam sous le joug de certains crows, des renégats. Des moins que rien à tes yeux. Et si les recherches avaient coûté la vie de quelques personnes en chemin, tu n’étais pas homme à t’offusquer de cela. Ils avaient payé pour leurs crimes, loués soient les sankts.

Toute cette recherche, après cinq longues années de liberté, t’avait conduit à Shu Han, que tu voulais éviter comme la peste, malgré tout. Mais Mila était là-bas. Mila.Etait.Là.Bas.

Il était bien trop tard. Des années trop tard si bien que les os de ta pauvre soeur n’étaient plus que poussière au moment où tu posais les pieds sur le territoire Shu. Tu l’avais su bien après, terriblement après, dans les documents et les rapports d’opérations ratées et de tentative étrange de lui retirer sa petite science. Et elle guérissait, évidemment qu’elle guérissait puisqu’elle semait la vie où tu semais la mort, tu n’avais pas été étonné. Elle avait survécu à tellement de choses, écrites noires sur blanc dans les rapports mais pas toutes…pas toutes. Tu avais tué tout le monde, pris d’une rage meurtrière incontrôlable, avant de mettre le feu à leurs expériences de malheur, et tu étais parti, non sans soucis au contraire, il t’avait fallu tant d’efforts pour rentrer à Shu Han, il t’en fallut encore plus pour en sortir. Mais tu t’étais échappé et tu t’étais vengé.

La vie ensuite…la vie ensuite était étrange. Tu étais libre, mais tu n’avais plus aucun objectif, plus personne à aimer sur ces terres, plus personne à contenter non plus. Vide. Tu étais un fantôme. Tu errais, comme ça, un an ou deux, prenant le temps d’admirer la terre que tu foulais depuis trente ans, visitant Ravka, l’Ile de Kertch et Novyi Zem. Tu évitais la froide Fjerda et le calculateur Shu Han et t’était promis en les quittant que tu ne mettrais plus jamais les pieds dans les Colonies du Sud. Sur ta route tu fis des rencontres, ne pus t’empêcher de régler quelques injustices envers les grisha et tu pris vite connaissance de la situation mondiale, du conflit entre les trois rois qui faisait monter la tension partout et de la façon dont les gens vous voyaient, tes pères et toi. Et, étrangement, tu décidais d’enfiler de nouveau ton loup, de devenir encore ce prédateur et de ruiner tous ceux qui s'attaqueraient à ton peuple. Tu devins rapidement une ombre parmi les ombres et lorsque tu tuais, c’était toujours de façon très discrète, si bien qu’il fallut un peu de temps pour qu’on comprenne qu’un assassin s’était mis en quête de vengeance au nom de tous les grishas.

Et puis, finalement, comme être seul était risqué dans un monde déjà plein de danger pour les grishas, et qu’il fallait bien que ton éducation te serve, tu décidai d’entrer au Petit Palais après nombre de rumeurs et de racontars à propos de ce havre de paix pour les grishas. Tu le découvris grâce à une connaissance qui voulut bien t’y emmener et, instinctivement, tu te jetai dans la cause qui était la tienne: protéger ton peuple à tout prix. Et s’il fallait servir un roi idiot et dénué de bon sens pour gagner en pouvoir, soit. Tu enfilai vaillamment ton kefta, veillant toujours à garder ton activité principale dans l’ombre et apprit à faire cohabiter Loup et Wolfgang.

La lutte pour la liberté ne faisait que commencer.