Take my hand [Eliktor]

Je courais à travers les rues de Bhez Ju sans même m’arrêter une seule seconde. Le temps pressait et c’était comme si j’avais un temps limité.

Mes petites oreilles m’avaient raconté que Viktor avait été enlevé. Je ne savais pas encore par qui, ni même pour quelle raison, mais je ne pouvais pas laisser une telle chose se produire. La raison restait encore floue. Je pouvais très bien le laisser à son sort, je trouverais bien un nouveau client, mais peut-être pas aussi riche que le ravkan. Oui, ça devait être ça.

J’arrivais enfin au port où je voyais Viktor menotté, entouré de deux hommes. Je me rapprochais le plus discrètement possible, ne voulant pas dévoiler mes intentions. Deux rangées de bateaux nous séparaient, mais je suivais le groupe jusqu’au bout du ponton. Si je pensais qu’il allait le forcer à le faire monter à bord du navire, il semblerait qu’ils veuillent l’enfermer au fond d’un coffre avant tout. Viktor se débatit comme je ne l’avais jamais vu, mais ce ne fut pas suffisant : après un coup au visage qui le calma un temps, il fut enfermé dans le coffre.

Je dégainais mon arc et tendis la corde avec une flèche. Je visais, soufflais et tuais ma première cible sans aucun état d’âme. Je changeais rapidement de position, préparant ma prochaine flèche. Je sortis brièvement de ma cachette afin de bander mon arc et de relâcher la corde, éliminant un autre ennemi. Je sautais sur le quai, restant un ennemi. Je m’approchais de lui, masquée de pied et cape, et fis un croche-pied à l’ennemi puis, un coup de pied dans la foulée, lui faisant prendre la flotte. S’il pouvait boire la tasse par la même occasion, ça serait pas mal.

Je me précipitais jusqu’au coffre, bien sûr, fermé avec un cadenas. Je cherchais la clé sur les deux cadavres, la trouvant, enfin, sur le dernier. Je luttais contre la serrure avant de finalement le déverrouiller et libérer le scientifique, complètement paniqué.

« C’est moi. Tout va bien… »

S’il pouvait éviter de me sauter dessus comme un chien enragé, ça serait pas mal - mais il ne semblait pas dans cet état d’esprit.

« Je ne sais pas combien il en reste, ne traînons pas veux-tu. »

Inutile de baisser mon masque, nos regards s’accrochèrent et je savais très bien qu’il m’avait reconnu. Il me reconnaissait désormais - il était bien le seul à connaître mon vrai visage.

« Fais attention, le sol est glissant… »

Tout était allé très vite. Viktor n’avait pas eut le temps de voir l’assaillant, et pourtant, pourtant il était constamment aux aguets, plus encore lorsqu’il se promenait dans la rue. Cela devait être un simple aller-retour chez l’herboriste le plus proche. Mais il avait cédé à l’envie de prendre un raccourci. Cette petite ruelle mal famée qui lui faisait gagner cinq précieuses minutes. Il avait laissé une décoction se faire et il s’était aperçu qu’il lui manquait une plante. Il n’en avait plus dans son jardin, et la solution de secours était cette marchande qu’il connaissait désormais très bien pour couramment échanger avec elle.

Au retour il était plongé dans sa réflexion à propos de ses dernières recherches et il n’avait pas remarqué qu’on le suivait. Un coup derrière le crâne l’assomma et lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, grimaçant, l’odeur de la mer et du poisson se frayèrent un chemin jusqu’à ses narines délicates. Il était bâillonné et menotté, flanqué de deux gaillards qui le traînaient vers un navire. Viktor se débattit de toutes ses forces mais ses geôliers le tenaient bien. Le scientifique perdit en vigueur mais la retrouva au centuple alors qu’il comprit qu’on le mettait dans une cage de bois sans ouvertures.

La panique le gagna lorsque son cerveau l’informa de ce que cela représentait. Le noir complet. Il angoissa, plus encore parce que la nuit tombait. Il se débattit comme un animal sauvage mais un poing s’abattit sur son visage, l’assommant à moitié et ses assaillants en profitèrent pour le jeter dans la prison de bois.

Recroquevillé contre les planches de sa cage, en position fœtale, il n’entendait plus rien que les battements de son cœur affolé. La tête lui tournait et des ombres plus noires que l’obscurité dans laquelle il était plongé se mouvaient sous ses yeux grands ouverts. L’air lui manquait, ce bâillon n’arrangeait rien, ses poumons lui faisaient mal. Il allait mourir, c’était la fin, c’était sûr.

Et puis, un filet d’air arriva, un filet de lumière aussi, et puis ce regard qu’il ne pourrait jamais oublier, derrière ce masque.

Elisabeth.

Tremblant, il se redressa et glissa comme il pu jusqu’à elle, ses prunelles criaient leur reconnaissance et le bonheur de la voir. Elle lui retira son bâillon et il respira enfin. Il restait les menottes mais l’idée de quitter cet endroit était plus fort, plus important que ce confort, alors il la suivit. Ses jambes le portaient malgré leur tremblement. Probablement l’instinct de survie.

« M..merci. »

Il ne dit rien de plus, ce mot suffisait amplement à montrer toute sa gratitude, et dans son état, il était incapable d'en dire plus. Il suivait sa sauveuse avec autant d’agilité que possible. Ce que lorsqu’ils furent hors de danger et à l’abri des regards qu’ils s’arrêtèrent. Viktor tomba à genoux pour reprendre son souffle, les mains toujours derrière le dos. Il accusait le coup et si d’ordinaire il ne supportait pas de montrer cet aspect-là de lui, il ne contrôlait rien. Son angoisse restait présente et lui dévorait les entrailles malgré tout.

Il n’avait rien de l’homme que je connaissais. On aurait dit un animal apeuré, terrifié même, coincé avec la certitude inéluctable que c’était la fin. J’avais vu bien des expressions, j’avais déjà vu la peur dans le regard d’autrui, mais jamais encore de tels yeux m’avaient prise au dépourvu. J’étais surprise, c’était peu de le dire.

Pour arriver où il en était, je ne doutais pas un seul instant que Viktor ait dû faire des choses inavouables. Il n’avait pas pu arriver de Ravka avec un regard à faire froid dans le dos et son argent. Ou alors il était incroyable chanceux et la vie le rattrapait. C’était une possibilité.

Nos yeux s’ancrèrent, comme souvent lorsque nous nous voyons. Cette fois-ci, je ne me posais aucune question : je lisais toute la reconnaissance qu’il pouvait avoir dans son regard. J’en oubliais même de respirer quelques secondes tellement je fus surprise. Je lui retirais son bâillon, afin qu’il se sente un peu mieux - ses entraves au niveau des poignets pouvaient bien attendre quelques instants. Il enjamba le bois, les jambes tremblantes. Je fronçais les sourcils, me demandant s’il allait tenir sur ses gambettes, mais il semblerait que son instinct soit suffisamment présent pour qu’il tienne.

« Tu me remercieras lorsque nous serons loin. »

Parce qu’à tout moment, on se prenait une embuscade.
Je le guidais sur le quai, mon regard allant et venant aux alentours. Chaque mouvement était suspect et je préférais partir rapidement avant de me retrouver nez à nez avec l’armée shu - s’il y avait bien une armée qui ne rigolait pas, c’était celle-ci, de mon point de vue.
Je m’engageais dans les ruelles afin de croiser le moins de monde possible. Tournant encore et encore pour ne pas que l’on nous file, je fus forcée de m’arrêter, Viktor s’effondrant. Je le laissais reprendre son souffle, sécurisant notre position avant de faire quoi que ce soit. Nous étions à l’écart, mais au milieu d’un chemin que n’importe qui pouvait emprunter. Je grimaçais derrière mon masque avant de me tourner vers le scientifique. Je m’accroupis, fis tinter les clés que j’avais dérobé et commençais à essayer chaque clé.

« Ça va ? Tu tiens le coup ? »

Je ne savais pas trop quoi dire dans ce genre de situation, d’autant que c’était presque mon quotidien. Je ne me faisais pas enlever - je constatais - j’y avais échappé d'ailleurs, mais je savais que cela provoquait des cicatrices. Viktor semblait très stressé, plus que je ne l’imaginais d’ailleurs.

« Qu’est-ce qu’ils te voulaient exactement ? »

Enfin je trouvais la bonne clé et je le libérais de ses chaînes.

La violence avec laquelle l’angoisse rongeait Viktor était bien trop grande pour que sa fierté ne reprenne le dessus, et s’il ne voulait surtout pas que quelqu’un voit cette faiblesse chez lui, il parvint à accepter qu’elle, elle puisse. Elisabeth l’avait secouru et il était évident que s’ils n’entretenaient pas de si bonnes relations, elle ne l’aurait pas aidé. Il aurait pu penser que si elle se trouvait là, justement pour le sauver, que ça puisse être un coup monté, un moyen de le rendre redevable à elle et son organisation. Mais l’idée quitta son esprit aussitôt qu’elle s’y glissa, pour la simple et bonne raison que pour la première fois de sa vie, il s’en fichait. Il était simplement heureux d’être sorti de cette enfer d’obscurité absolue. Il verrait le reste au moment venu.

Ce fut un parcourt du combattant, pour le scientifique, de tenir le rythme félin et discret de la mercenaire. Il se concentrait de son mieux pour ne pas faillir, son corps entier tremblait, ses jambes lui semblaient peser une tonne, et surtout, son regard se promenait partout, affolé. D’ordinaire, il se serait fièrement redressé et se serait préparé à se battre, mais le passage dans la boîte avait ouvert une porte difficile à refermer. Qui que ce soit, ils connaissaient son point faible, le seul, et c’était très inquiétant.

Lorsque ses genoux touchèrent le sol, que son corps essayait de se libérer du carcan de la peur, la voix d’Elisabeth vint apaiser son âme, le ramenant à la réalité. Quand elle s’appliqua à lui libérer les poignets, il cessa enfin de trembler comme une feuille et sa respiration saccadée devint moins bruyante. Il laissa la présence de la jeune femme l’envahir comme un baume et finit par répondre à sa question, la voix peu assurée.

« Oui, merci. »

Il inspira et répéta.

« Merci beaucoup. »

Il ne prononça pas son prénom. Elle avait gardé son masque, elle était incognito. Il ne pouvait pas. Il le savait d’instinct. La question suivante le laissa perturbé. Trop occupé à paniquer, il ne s’était pas posé la question une seule fois.

« Je n’en sais rien, on ne m’a rien dit. On m’a juste...emprisonné. »

Sans autre forme de procès. Et c’était incroyablement frustrant pour un homme comme Viktor, qui avait le besoin irrépressible de tout comprendre. Il prit une profonde inspiration.

« Ça pourrait tout à fait être des hommes envoyés par mes parents, mais je doute qu’ils m’emmènent de cette manière. Et...à ma connaissance je n’ai pas d’ennemis, je prends soin de mes patients. Si...si c’est de l’intimidation alors. C’est réussit, mais, je ne sais pas par qui. »

Il ne se livrait pas d’habitude, mais là, les mots sortirent de sa bouche sans qu’il ne cherche à les retenir. Comme s’il en avait besoin. C’était rare, mais se sentir soutenu à ce moment-là lui faisait un bien fou. Viktor se frotta les poignets lorsqu’enfin ses chaînes tombèrent au sol et tourna son visage vers Elisabeth.

« Merci encore. Je ne sais pas pourquoi tu étais là, mais j’ai jamais été aussi heureux qu’on se mêle de mes affaires. »

Et ce n’était pas peu dire. D’ordinaire, Viktor ne supportait pas qu’on mette le nez dans ses histoires. Mais Elisabeth avait désormais une place spéciale pour lui. Et cela n’avait rien avoir avec le baiser échangé. Auquel, il ne pensait pas si souvent que ça. Il se remit debout, entraînant Elisabeth avec lui, lui tenant les mains. Son regard se perdit dans les jolis yeux en amande.

« Que puis-je fais en retour ? Pour toi ? »

Il était bien le dernier que je pensais être susceptible d’être enlevé. Viktor n’était pas un grisha, c’était un simple scientifique, il était plus intéressant pour Shu Han que pour d’autres pays - bien que Novyi Zem semblait s’orienter vers la drogue depuis quelque temps désormais. Je fronçais les sourcils, cherchant le moindre indice pour connaître l’ennemi, mais outre savoir qu’ils étaient ravkans, je n’allais pas bien loin. Déjà, je réussis à libérer les poignets et les chevilles du médecin. Mon regard ne s’attarda pas sur lui, déjà aux aguets dans la ruelle. Mes yeux vérifiaient chaque possibilité. J’avais peut-être mis les hommes sur le pont à terre, mais je ne savais pas s’il y en avait d’autres. Peut-être dans le navire qu’ils allaient prendre ?

Et Viktor ne semblait pas plus en savoir. Je poussais un discret soupir avant de m’accroupir en face de lui. Je restais couverte de la tête aux pieds. On me reconnaissait sous ce masque, on savait qui j’étais, mais on ne savait pas à quoi je ressemblais. Préserver mon anonymat avait rarement été aussi vital.

« Il faut que l’on bouge d’ici. Que l’on soit en sécurité. Tu peux te lever ? J’ai une planque pas loin. »

Car toute personne évoluant dans l’illégalité se devait d’avoir une porte de sortie. La ville portuaire était loin d’être mon domaine de prédilection, je pouvais plus facilement m’enfuir dans la capitale shu. Cependant, à force de parcourir les rues et de me faire un nom entre ses dédales, j’avais fini par me trouver quelques cachettes.

« Encore une fois, tu me remercieras lorsque l’on sera vraiment loin d’ici. »

Je m’éloignais de lui, vérifiant la ruelle à gauche. Rien à signaler. Mes pas me ramenèrent aux côtés de Viktor et sans le voir venir, sans lui dire quoi que ce soit, il se releva, m’entraînant aussi - car je m’étais de nouveau mise à son niveau. Ses mains tenaient les miennes et je fus heureuse d’être masquée afin que mes joues rouges ne soient pas vues par lui.

« Là, de suite ? Me suivre. »

Parce que ça me semblait être une nécessité absolue. Je dégageais juste une main.

« Viens. »

Je passais à droite, continuant la ruelle jusqu’à d’autres croisements. Il fallait vraiment connaître, car on aurait dit une sorte de labyrinthe. À aucun moment j’hésitais dans ma direction, comme si je connaissais le chemin par cœur. Je ne le laissais pas voir que c’était mon instinct qui parlait. Je savais à peu près dans quelle direction je devais m’orienter, mais pas plus.
Finalement, nous rejoignîmes une avenue et je nous fis passer entre les passants comme deux poissons qui zigzaguent entre les algues. Nous descendîmes des escaliers au niveau d’un pont et allâmes en-dessous. Si on faisait attention, entre deux piliers, il y avait un espace suffisamment large pour passer, mais pas trop si on avait trop de hanches. Je m’y faufilais et invitais Viktor à faire de même. L’endroit était sombre, mais c’était un lieu sûr. Lorsque je le vis s’arrêter et me regarder, je ne compris pas.

« Tout va bien, l’endroit est sûr. »

L’esprit de moins en moins embrumé par la peur à mesure qu’il reprenait son souffle aux côtés d’Elisabeth, Viktor se sentait plus alerte. Lorsqu’elle se plaça devant lui, à sa hauteur pour lui parler, il frémit tout entier en devinant l’intensité du regard de la mercenaire sur lui. Alors qu’elle faisait un aller retour pour vérifier le passage dans les rues attenantes, il rassembla les forces dans ses jambes et n’attendit pas longtemps pour obtempérer à sa requête.

« Oui. »

Il se redressa, l’entraînant avec lui, avec une familiarité qu’il n’aurait eu envers personne d’autre et la remercia, encore. Car il n’avait que des paroles de reconnaissances à la bouche. Il avait l’impression d’avoir été sorti d’un pur enfer et cela comptait beaucoup pour lui. Le soulagement intense agissait comme un euphorisant et son caractère froid avait laissé place à de l’idolâtrie pour cette femme, sa lumière dans le noir le plus complet. Il voulait déjà pouvoir faire quelque chose pour elle, mais beaucoup plus pragmatique, elle demanda quelque chose qu’il allait forcément faire en toute logique. Il serait fou de ne pas la suivre. Ou peut-être était-ce folie de le faire ?

Il ne se posa aucune question lorsque une de ses mains se libéra mais que l’autre continua à serrer la sienne. Il avança derrière elle, sans rechigner, savourant chaque éclairage public, les pupilles dilatées. Ils serpentèrent dans les rues, entre les passants, à peine remarqués. Cette fois, Viktor s’adapta sans mal à la démarche féline de sa guide. Il n’avait d’yeux que pour elle, et tant pis si c’était signer sa fin. Il n’avait pas la force, ce soir, de trop réfléchir.

L’angoisse revint violemment à la charge lorsque, sous un pont, Elisabeth se glissa dans un renfoncement obscur. Arrêté devant, le regard incertain posé sur la jeune femme qu’on ne distinguait qu’à peine, les doigts de Viktor allèrent se glisser dans sa poche, effleurant l’endroit où aurait dû se trouver son briquet, mais il n’y était pas. Il l’avait oublié avant de partir chez l’herboriste. Sa première erreur. La voix d’Elisabeth l’obligea à parler. Il laissa échapper l’aveu entre ses dents, à peine audible.

« J’ai peur. Du noir. »

Il luttait contre la pensée qu’elle voulait à nouveau l’enfermer dans une boite obscure. Elle ne l’aurait pas libéré sinon. Il fallait rester logique. Elle n’était pas de ces sadiques-ci. Non. Impossible. Mais il faisait incroyablement noir là où elle voulait aller. Le rythme cardiaque de Viktor s’accéléra et ses iris n’affichaient presque plus de bleu. Il ne pouvait décemment pas retourner dans une pièce obscure. La panique s'insinuait à nouveau en lui. Ses jambes s'étaient remises à trembler.

Il ne pouvait pas.

Je le regardais, à l’entrée de cette planque, incapable de faire le moindre pas. Je trouvais le moindre de ressentir une étrange sensation. La situation était risible : j’étais une fille de l’ombre et il était dans l’impossibilité de faire le moindre pas dans l’obscurité. Comment pouvions-nous nous retrouver encore et encore et être autant éloigné ? Je revins vers lui, plongeant mon regard dans le sien.

« Et si tu fermes les yeux ? »

Doucement, je retirais mes mitaines en cuir afin d’avoir les mains nues. Je glissais les morceaux de cuir dans une poche avant de saisir ses avant-bras. Je les relevais lentement afin que mes phalanges glissent jusqu’à ses paumes. J’attrapais ses mains, les serrant sans lui faire mal. C’était doux, c’était étrange. Il ne le vit pas avec mon masque, mais je me pourléchais les lèvres.

« Serre mes mains. Concentre-toi dessus et uniquement sur cette sensation. Ferme les yeux… Et laisse-moi te guider. »

C’était risqué à vrai dire. Nous nous connaissions à peine, donc je n’allais pas non plus lui demander une confiance aveugle. Juste ce qu’il fallait pour que nous attendions quelques instants afin d’être sûr et certain que personne n’était à notre poursuite.

« Tu n’es pas enfermé. Tu es libre. Avec moi. »

Je fis un pas en arrière sans pour autant le faire venir à moi. J’attendais que mes paroles le fassent bouger, l’aide à bouger, à vaincre cette peur qui lui collait à la peau. Je pouvais comprendre : être prisonnier, dans une boîte à peine grande pour votre corps. La curiosité me piqua une nouvelle fois, me posant mille et une questions sur le pourquoi du comment. Je n’aurais aucune réponse pour l’instant, mieux valait que je me concentre sur l’homme apeuré en face de moi. Et uniquement lui.

« Suis-moi, Viktor. Tout va bien. Je ne te lâche pas. »

Doucement, je l’attirais vers moi, espérant qu’il me rejoigne.

Il sentait bien l’urgence de la situation. Il savait, une voix dans un coin de sa tête le lui intimait, c’était une solution tout à fait logique. Mais il n’y arrivait pas. Les iris masquées par la pupille dilatée d’angoisse, il fixait Elisabeth dans l’ombre. Sa voix suggéra une idée pour compenser, mais Viktor avait du mal à accepter cette seule idée.

« Je...je ne sais pas. »

Il la vit bouger sans pour autant voir ce qu’elle faisait, puis il frémit lorsqu’elle le toucha. Ses mains rejoignirent les siennes, chaudes, rassurantes. Viktor s’y accrocha comme à une bouée de secours, il était complètement à la merci de cette femme, incapable de réfléchir. Il finit par obtempérer et ferma difficilement les paupières pour se concentrer sur la seule sensation de leurs paumes en contact. Il fut surpris de se laisser aller à l’écouter. Libre. Libre avec elle.

« D...d’accord... »

A petits pas hésitants, Viktor se laissa attirer. Il sentait au creux de son ventre l’impression désagréable de faillir. Un crochet lui tirait sur les tripes alors que ses jambes avançaient mécaniquement dans la direction imposée par Elisabeth. Il aurait pu réagir à la douceur qu’elle avait dans la voix en prononçant son prénom. Il aurait pu décortiquer toute son attitude à son égard, mais il en était incapable. Et alors que ses pieds avançaient l’un après l’autre là où ils étaient guidés, son esprit s’embrouilla.

Il aurait été incapable de dire combien de pas, quelle était la texture du sol, l’odeur de la pièce. Il n’y avait que la chaleur des mains de la mercenaire, le ton rassurant de sa voix. Mais ça ne suffisait pas à maintenir Viktor conscient, car derrière ses paupières, c’était le noir complet et son estomac était contrarié qu’il y aille de son plein gré.

Elisabeth.

Il finit par voir tout blanc et perdit contact avec la réalité. Son corps s’écroula, à la merci de cette pièce inconnue, à la merci de cette drôle de liberté.

Il était hésitant et je pouvais comprendre - je ne le comprenais pas à dire vrai, car jamais une peur ne m’avait saisi au point que je ne bouge pas. Cependant, il semblerait que mes mots, et peut-être également mes gestes, mon toucher, le fasse faire quelques mouvements. Hésitants, certes, mais c’était mieux que rien. Petit à petit, il se rapprocha de moi. J’avais l’impression de lui faire faire une prouesse inimaginable et mon ego se gonfla.
Et se dégonfla aussi vite.

Sans que je puisse y faire quoi que ce soit, Viktor s’évanouit presque dans mes bras. J’évitais que sa tête touche violemment le sol, mais je ne pus faire que cela. J’attrapais ses bras et le tirais un peu plus dans le renfoncement. Je suais, mais je réussis à le caler dos contre le mur, m’accroupissant devant lui en lui tapotant la joue.

« Viktor ! »

Je fouillais dans mes poches pour trouver quelque chose, n’importe quoi, mais je n’avais rien pour faire du feu. J’étais habituée à l’obscurité, les ombres étaient rassurantes pour moi, mais il semblerait que cet homme était destiné à être mon exact opposé. Je me pressais dehors, sachant très bien où me rendre. Un petit stand, non loin, vendait des bougies. J’en pris une avec des allumettes et revins aussi vite. Deux minutes à peine et il n’avait toujours pas bougé.

J’allumais la bougie, la plaçant sur le côté. Accroupie entre ses jambes, je tapotais ses joues pour le réveiller, l’appelant par son prénom. Découvrant mon visage, je soupirais lorsque je vis ses yeux papillonnés difficilement. Je lui tendis une gourde d’eau.

« Tiens, bois un peu. »

Mes yeux se dirigèrent vers l’entrée de cette cachette, mes oreilles ayant perçues du bruit, mais ça devait venir de plus loin. Personne ne glissa un regard et si ça avait été le cas, je n’aurais pas hésité une seconde à le faire passer dans l’au-delà.

« Je ne pensais pas que ça serait si violent… »

Des excuses déguisées, mais c’était bien la seule chose que je pouvais faire. Je lui avais malgré tout sauvé la vie, je n’allais pas en plus m’excuser ! Ou peut-être que…

« Tu devrais changer de planque pour tes recherches, je pense que l’on t’a grillé. Va savoir qui a pu te mettre la main dessus… »

Une drôle d’impression l’enveloppait, il se sentait flotter tout en étant étrangement lourd. Une voix lointaine mais familière l’appelait et Viktor ne désirait qu’une chose, la rejoindre. Il savait qui elle était. Pourtant la torpeur dans laquelle il se trouvait avait quelque chose d’attrayant. Il avait beau se sentir prisonnier de son propre corps, il appréciait d’un coup de ne plus avoir le choix. Il se sentait si fatigué. Toujours sur le qui-vive, toujours à regarder par-dessus son épaule. Il était bon, pour une fois de n’en avoir plus rien à faire.

Mais le retour à la réalité le saisit aux entrailles brutalement. Cette volonté de se laisser aller lui parût soudain absolument inadmissible. Il s’en voulait. Les souvenirs des évènements récents, son enlèvement, le sauvetage et la fuite avec Elisabeth, la planque sombre. Le rythme cardiaque de Viktor s’emballa alors qu’il prenait conscience de la sensation sur ses joues, de la voix et de l’odeur de la mercenaire tout près de lui. Il lui attrapa le poignet doucement, puis la main pour la serrer et parvint enfin à ouvrir les paupières.

« De la lumière...merci. »

Sa voix était éraillée. Il finit par lâcher la main pour prendre la gourde. L’idée que ça puisse être du poison ne lui traversa même pas l’esprit, elle aurait eut tout le loisir de l’achever, mais elle ne l’avait pas fait. Alors, pourquoi s’en faire ? Il la suivit du regard et lorsqu’elle commenta son état. Il baissa les yeux, honteux.

« Je suis désolé. J’ai été imbus de ma personne en croyant avoir plusieurs coups d’avance. »

Il la regarda à nouveau, dans les yeux, en lui rendant la gourde. Il murmura.

« Merci Elisabeth, si tu n’avais pas été là...je te suis éternellement reconnaissant. »

Elle lui conseilla de changer de planque, et donc, de lieu de vie. Il blêmit.

« J’ai tout là-bas….je ne me vois pas aller ailleurs. Ma patientèle me connaît...bon sang, tout est de ma faute ! J’ai tout gâché ! »

Il posa la tête contre le mur derrière lui, pour soupirer.

« Je ne sais pas si c’était des hommes de mes parents, ou des gens qui m’en veulent de les avoir mal soignés, je ne sais pas du tout. »

Il allait devoir se faire petit un certain temps. Viktor sursauta lorsque des cris hurlèrent au feu dans la rue. Il regarda Elisabeth, inquiet. Il eut un bref flash devant ses yeux. Son lieu de vie, ses années de recherches, son laboratoire et cabinet, complètement détruit par les flammes. Mais il ne voulait pas y croire. Impossible qu’il ait un pressentiment de ce genre. Pourtant, il avait un besoin viscéral de vérifier. Il se leva mais s’écroula aussitôt, la tête tournant.

Je ne fis pas cas de sa main qui attrapa la mienne. Ce n’était rien, ça devait être rien. Après tout, il était dans le mal et j’étais bien la seule bouée de sauvetage qui se trouvait à sa portée. Il était donc normal qu’il ait de tels gestes, n’est-ce pas. Je l’observais, sans rien dire, reprendre des couleurs, reprendre contenance, reprendre cette attitude qui lui était propre - mais fragilisée d’une manière que je ne pensais pas découvrir chez lui.

« Ne t'excuse pas. Les erreurs sont le commun des êtres humains. Je ne pense pas que tu sois imbu de ta personne, tu as fait une erreur qui a failli te coûter cher, mais n’est-ce pas la vie que tu as choisi en t’expatriant ? »

Parce que tout était un choix. J’avais fait le choix de vivre une vie dans l’illégalité, dans l’ombre, dans les ombres. Il avait fait le choix de ne pas vivre comme ses parents et sa famille avait décidé. Il avait décidé de vivre selon ses choix, voguant sur une liberté qu’il avait prise de force.
Je souris en coin lorsqu’il me remercia.

« J’en prends bonne note. »

Mon ton était malicieux, mais c’était mon côté commercial qui parlait. Je n’allais certainement pas passer l’occasion de le lui rappeler en temps voulu. Si l’occasion se présentait de nouveau… Parce que j’avais l’impression que j’allais avoir un client en moins pendant quelque temps.
Je le regardais s’en vouloir, ne trouvant pas les mots pour apaiser son palpitant. Il ne servait à rien pour l’heure de s’en vouloir, mais il était préférable de changer d’endroit. Pour survivre. Et ça, c’était une chose que je savais très bien faire.

« Tu n’as pas le choix si tu veux continuer ce que tu fais. Tu pourras toujours informer ta patientèle en temps et en heure lorsque tu te seras installé ailleurs. Si tu retournes où tu étais, tu t’exposes… Et je ne suis pas ton garde du corps personnel. »

Je levais un peu la tête, l’air hautaine en disant cela, mais mon sourire montrait que je plaisantais - à moitié. Mon regard se dirigea vers la sortie en entendant une explosion. Regardant Viktor, je sus immédiatement à quoi il pensait, aux scénarios qui tournèrent dans sa tête. D’un même mouvement, je me levais, mais contrairement à lui, je tins sur mes jambes.

« Ne bouge pas d’ici, je vais aller voir si tu veux. »

Je remis mon masque et ma capuche sur la tête, protégeant ainsi mon identité. J’attendais juste qu’il me le demande, ne le laissant pas seul s’il me le disait.

Elle avait une drôle de façon de le réconforter, ou peut-être lui remontait-elle les bretelles gentiment ? Viktor n’aurait su dire, mais il s’en fichait en réalité. Le fait qu’elle accorde de l’importance à son malheur lui suffisait. Elisabeth était là, présente, et c’était tout ce qui comptait, car en cet instant, sa fierté n’avait pas la place.

« Tu...tu dois avoir raison. »

Il la remercia encore, il ne faisait que ça, mais il avait essuyé une crise d’angoisse, une perte de conscience qui auraient pu lui être fatales si elle n’avait pas été là. Et même si cela venait à jouer en sa défaveur par la suite, Viktor ne regrettait pas ses mots. Ou peut-être un peu, quand sa fierté aura reprit place.

Il entendit les cris, les alertes au feu, il imagina le pire, commença à exposer ses craintes à voix haute, et alors qu’il se préparait à se lever pour aller voir, elle le mit en garde. Elle n’était pas là pour le protéger. Elle lui rappelait, par ces mots qu’il avait simplement eut de la chance qu’elle soit sur son chemin et qu’elle lui ait sauvé la mise. S’il se mettait à nouveau consciemment en danger, il n’aurait que lui-même pour se défendre. D’ordinaire, il aurait rétorqué qu’il n’avait pas besoin qu’on le protège, mais les faits récents montraient que si ses ennemis utilisaient sa phobie contre lui, alors, il était on ne peut vulnérable.

« Excuse-moi. »

Il baissa les yeux, penaud, malgré le sourire qu’elle affichait. Il releva la tête alors qu’une explosion retentit et elle sembla lire dans ses pensées, car elle se proposa en éclaireuse. Viktor hocha la tête pour marquer son assentiment, mais au moment où elle se levait, il la retint par la main, captant uniquement son regard émeraude dans la pénombre.

« Fais attention à toi. »

Il lança un regard à la bougie et espérait qu’Elisabeth serait revenue avant qu’elle ne soit totalement consumée. Il laissa ses doigts lâcher doucement ceux de la jeune femme et hocha la tête, reconnaissant. Il n’était, de toute façon, pas encore en état de faire quoi que ce soit. Elisabeth à peine partie, son esprit commença à travailler. Si son laboratoire était vraiment détruit, alors, il lui faudrait fuir cette ville. Recommencer ailleurs sans doute. Cela allait être long, difficile. Il préférait penser au pire dans l’espoir de retrouver du mieux. Le temps s’écoula avec lenteur, et il lui semblait que la bougie fondait très rapidement. Il n’osa pas bouger tout d’abord, puis chercha dans la pièce, une autre source de lumière.

Je le regardais, alors qu’il s’excusait une nouvelle fois. Je n’aimais pas les excuses, elles étaient souvent vides. Pourtant, Viktor y mettait tellement de convictions que je ne pouvais que le croire sincère.

« Tu n’as rien fait, ne t’excuses pas. »

Une explosion retentit. Je sentis ses craintes et ma curiosité me fit me lever. Je devais confirmer ce que nous pensions sans l’avoir dit. Remettant mon masque sur mon visage, je ne bougeais cependant pas d’un iota. Ma main fut attrapée par celle de Viktor et mes yeux suivirent ses doigts qui me retinrent jusqu’au visage de ce scientifique étrange.

Ses mots firent louper un battement à mon cœur sans même que je m’en rende compte. Je fronçais légèrement des sourcils, ne sachant pas très bien pourquoi il me disait cela. Je ne prononçais pas le moindre mot, même si je brûlais de le questionner à ce sujet. À la place, j’attendis qu’il me lâche, hochant simplement la tête et quittais notre cachette de fortune.

Dans les rues, je nageais à travers la foule. J’avais l’habitude, c’était mon domaine, mon terrain. Mes yeux allaient et venaient, cherchant le moindre ennemi à proximité parmi les gens affolés - pour, des fois, aucune raison. C’était à croire qu’ils oubliaient que la guerre faisait partie de leur vie.
En un rien de temps, je vis les flammes dévorées les maisons. Il n’y avait plus de doute : son repère avait été compromis. Connaissant le quartier comme ma poche, je me glissais dans les ruelles derrière afin de tenter d’accéder à son laboratoire. La chaleur ne faisait qu’augmenter, mais je persistais. Je réussis à trouver une entrée, grâce à une maison sur le côté. Trouvant un sac de fortune, je récupérais tout ce qui me passait sur la main. Je ne savais pas ce qui était le plus important et ce qui l’était moins. Si je pouvais lui sauver quelques affaires, ça serait toujours cela. Je ne doutais pas un seul instant qu’il avait, certainement, tout en tête.

Finalement, je sortis de cet enfer, la sueur perlant sur mon visage. Je dégageais mon masque quelques instants le temps de respirer l’air frais, mais je le remis bien vite en entendant des pas venir dans ma direction. Avec habileté, je grimpais sur le mur, me cachant sur le toit en face et disparus.

Je fis plusieurs détours avant de revenir vers notre cachette, vérifiant par trois fois que personne ne me suivait. Arrivée devant l’entrée, je me stoppais, voyant toujours la lumière de la bougie faire son travail.

« Viktor ! La voie est libre. »

J’attendis qu’il montre le bout de son nez pour plonger mon regard dans le sien. Il n’y avait plus de raison d’être dans ce trou, mais mieux valait rester ici encore un peu avant de bouger.

« Je t’ai récupéré quelques trucs, je ne sais pas si ça te sera utile… Le feu a bien travaillé. »

Certains parchemins devaient non seulement sentir le brûlé, mais les bords devaient être noircis. Je lui tendis le sac de fortune, mes yeux m’excusant.

« On va rester ici encore un peu et on bougera. »

Parce qu’il était évident que je n’allais pas le laisser ici.
Alors que j’aurais pu.
Alors que j'aurais dû.

Le temps lui avait paru incroyablement long, là seul avec ses pensées. Mais finalement, la présence d’Elisabeth se fit sentir, puis sa voix. Viktor, eut la sensation que la bougie brillait plus fort d’un coup. Et pourtant, elle en était à la fin de sa vie. Il n’avait pas trouvé d’autre bougie. Il serrait dans sa main une boite d’allumettes, regrettant son précieux briquet. Il se présenta à sa bienfaitrice avec un visage aussi neutre que possible, mais son rythme cardiaque était toujours désordonné. Le stress l’avait épuisé, mais il restait nerveux. Il l’entendit lui dire pour ses affaires, et il compris que ses soupçons étaient fondés lorsqu’il reçut le sac de fortune avec quelques carnets rescapés. Elle avait l’air désolée. Pourquoi l’était-elle ?

« Merci, mais il ne fallait pas te mettre en danger pour quelques affaires...si tu...tu n’es pas blessée au moins ? »

Malgré l’absence de luminosité, il avait l’impression qu’il y avait comme des traces de suie sur le visage de la mercenaire. Avait-elle vraiment été jusqu’à braver le feu au sein de son laboratoire pour quelques affaires personnelles qui n’avaient aucune valeur pour elle ? Viktor ne savait pas ce qu’il ressentait, mais, c’était fort. Il y avait de la gratitude. De l’admiration, et en même temps, de la colère. Sa vie ne valait pas ses carnets. Mais il était reconnaissant et incapable de formuler tout cela. Il hocha la tête.

« D’accord, la bougie est presque terminée. »

Évidemment, la flamme mourut à ce moment-là et Viktor s’accrocha à son sac, dos contre le mur, inspirant, expirant, le regard tourné vers l’ouverture qui s’obscurcissait au fur et à mesure que la nuit tombait. Il eut une vague pensée pour ses voisins les plus proches. Avaient-ils été aussi touché ? Il avait peur de demander et en même temps, il ne put retenir sa bouche de parler.

« Tout...tout a vraiment brûlé ? »

Il tâchait de taire l’émotion que trahissait sa voix. Il avait besoin qu’elle lui dise la vérité et en même temps, il la redoutait. Ne pas demander aurait été un moyen de garder de l’espoir, mais Viktor n’était pas des rêveurs. Il avait les pieds sur terre. Il savait lâcher prise lorsque c’était nécessaire. En revanche il découvrait la douleur de perdre des années de travail et d’investissement. Des années de liberté rien qu’à lui. Il soupira. Quand il aurait la force de rebâtir tout cela, il se protégerait mieux, en attendant, il était si épuisé, qu’il avait décidé de confier sa pauvre carcasse à la mercenaire qui l’aidait de son mieux. Il ne songea même pas à se demander pourquoi elle l’aidait. Peut-être que son inconscient lui intimait que s’il commençait à réfléchir à ça, tout partirait en désordre. Il la ferait probablement fuir et à cet instant précis, il avait besoin d’elle plus que jamais. Cette bonté dont elle faisait preuve envers lui, il comptait la lui rembourser au centuple. Il ne savait pas encore comment, mais il trouverait. Il n’aimait pas avoir de dettes.

Il y avait des choses que l’on ne pouvait pas expliquer. Le fait que j’ai risqué ma vie pour des affaires - qui n’avaient pas forcément de la valeur - en faisait partie. Je ne comprenais pas moi-même et je ne me penchais pas sur la question non plus. J’avais bien trop à faire, comme surveiller les environs. Le danger n’avait pas l’air de nous guetter, mais mieux valait être prudent. Nous ne connaissions pas réellement notre ennemi, il pouvait donc se cacher n’importe où et prendre n’importe quelle forme. Après avoir regardé derrière moi pour vérifier que tout allait bien, mon visage se tourna vers Viktor, mes yeux croisant les siens. Je ne savais pas ce que je pouvais y lire, comme si plusieurs émotions se battaient pour avoir la place.

« Non, juste un coup de chaud. »

C’était le moins que l’on puisse dire. J’avais eu l’impression de rentrer dans un four et c’était aussi pour cela que je n’avais pu prendre qu’une infime partie de ses affaires. Ils avaient été vraiment efficaces pour que l’incendie parte si vite. Peut-être un grisha avec eux ? Si c’était le cas, mieux valait qu’on prenne la poudre d’escampette en moins de deux. Je pouvais me défendre, mais je ne savais pas si je faisais vraiment le poids face à un inferni - et je n’avais vraiment pas envie de le savoir.

« Oui. »

Oui, tout avait brûlé. Ou du moins, tout était en train.

« J’imagine que même si tu as mis les choses sur papier, tu as pas mal d’informations dans ta caboche. C’est dur pour toi, je le conçois, mais tu dois passer à autre chose. Ce qui a brûlé n’est que matériel. Tu es toujours là, donc tes recherches perdureront. Elles vont juste être un poil retardées. »

C’était peut-être brutal, mais c’était pragmatique. J’avais besoin qu’il se ressaisisse, qu’il soit avec moi. Il pouvait avoir le moral dans les chaussettes, très bien, mais que son corps suive le mien. Nous devions quitter la ville. Je ne pouvais pas l’amener dans notre repère, il en était hors de question. Viktor ne savait pas que je faisais partie d’une guilde, il pensait que j’étais une simple mercenaire qui faisait un commerce illégal et c’était parfait comme cela. Néanmoins, je devais retourner à la capitale, proche de notre quartier général au cas où j’aurais des nouvelles de mon père.

« Deux possibilités : soit nous dormons quelque part ce soir, soit nous trouvons un marchand qui va vers Ahmrat Jen. »

Trouver une planque n’allait pas être compliqué, mais peut-être que je n’aurais pas suffisamment d’argent pour que l’on trouve quelqu’un qui nous amène jusqu’à bon port. C’était un détail et le temps ne comptait pas suffisamment pour nous bloquer réellement. Rien n’était un problème, tout était une question de choix.

« Même si tu décides de dormir quelque part ce soir, demain, nous prendrons la route vers la capitale. On ne peut pas rester ici. »

Et ça, ce n’était pas négociable.