Je suis un enfant né d’un adultère. Cela aurait pu être une histoire commune, banale, vieille comme le monde. La royauté n’était pas connue pour sa fidélité, mais pour son pouvoir et sa marque dans l’histoire.
Soyons honnête, je n’ai intéressé mon beau-père, le Roi Yaromir, lorsque ma petite science s’est déclenchée. J’avais passé la journée à mentir, dissimulant mon handicap visuel. J’avais passé la soirée à prier Juris de ne plus voir aucune couleur afin de ne pas me tromper. Que mon secret reste bien gardé. Pouvons-nous dire qu’il a exaucé mon souhait ? La petite chambre que j’avais était plongée dans le noir total que pouvait provoquer les ombres, tel un brouillard impénétrable. Aucune servante n’a osé les toucher. Il a fallu la voix de ma mère pour me réveiller et comprendre que les ombres venaient de moi. En quelque sorte.
Ainsi donc j’étais vouée à être une invocatrice de l’ombre.
Ainsi j’eus un nom de famille : Lantsov.
Une libellule s'est posée sur la lune.
Dans les bois, au profond des nids,
Les oiseaux se sont endormis.
Je débutais alors l’entraînement. Un entraînement de soldat. Un entraînement d’homme. Un entraînement de Grisha. Car désormais, mon rôle était de protéger le nouveau-né. Le fils héritier de Yaromir. Ivan.
Je me souviens de ce soir où ma mère avait Ivan dans ses bras. Elle le berçait, essayant d’apaiser ses pleurs. Elle disait qu’il avait mal au ventre ou quelque chose dans ce genre. Je sortais d’un entraînement, je ne ressemblais à rien et je désirais par-dessus tout me laver. Pourtant, j’étais en face d’elle et de lui, les pleurs résonnant dans la pièce, assourdissant les soupirs de désespoir de la reine. Je m’approchais, lentement, et pour je ne sais quelle raison étrange, elle me le tendit. Je le pris, le serrant doucement contre mon torse, mon visage au-dessus du sien tordu par la douleur. Je me présentais à lui et ses yeux plongèrent dans les miens. Je lui jurais que je le protégerais des menaces et des ombres, car je les maîtriserais pour qu’elles soient ses armes. Sa petite main potelée se posa maladroitement sur ma joue et Ivan ne pleura plus. Je sus alors que je ferais tout pour lui, même si nous n’avions qu’une mère en commun dans notre sang. Il était mon frère. Il était destiné à régner. Et je serais destinée à le servir. Nous avions scellé cette promesse les yeux dans les yeux.
N'aie pas peur du vent qui gronde,
Ni des chiens errant dans l'ombre.
C’était censé être mon jour. J’avais passé des semaines sur cette mission, loupé l’anniversaire d’Ivan pour la remplir rapidement et voilà que ce soldat ployait le genou devant le Roi, lui jurant de nouveau allégeance en signe de remerciement. Il venait d’être promu lieutenant Cunningham, faisant la fierté de son paternel, et je le détestais. Nous ne nous entendions pas spécialement bien initialement, mais là, c’était trop. J’eus à peine un « bien » pour cette mission rondement menée, sans aucune perte par-dessus le marché et cet homme était promu.
Je libérais ma rage à l’entraînement. J’avais besoin de me défouler, d’extérioriser, de me dépasser encore plus. Mes muscles avaient souffert du voyage, mais qu’importait. Je devais encore m’améliorer. Toujours.
J’avais mis à terre toutes les personnes qui avaient essayé de me combattre, me battant avec mon épée. Désormais, je me battais avec ma petite science, lançant des boules noirâtres. Si au départ, les gens se protégeaient avec des boucliers, je compris rapidement que c’était pour prendre la poudre d’escampette. Bande de lâches. Bande de pleutres. Ma colère grandit un peu plus.
« On dirait un chaton enragé. C’est ridicule. »Je me retournais vivement, découvrant un jeune homme brun, habillé entièrement de noir. Il était beau, avait une certaine classe, une certaine prestance, mais également une certaine froideur. Sourcils froncés, j’étais prête à en découdre avec l’inconnu, qu’importe son nom.
« Vous n’allez donc pas fuir comme ces imbéciles ? »La seconde d’après, je l’attaquais. D’une main, il dévia l’attaque, me déstabilisant durant quelques secondes à peine. Je repris mes assauts, voyant bien que je ne lui faisais rien. Alors je tentais les attaques physiques. Il para chacune d’entre elles avec un calme incroyable, me mettant au sol. Ma tête se tourna vers lui et je joignis mes mains pour faire appel aux ombres. Il ferma juste les yeux et les ombres vinrent à lui, comme si elles étaient dans son dos depuis tout ce temps et qu’elles avaient attendu le signal. Mais qui était-il ?
« Bonjour Irina. Je suis ton frère, Alec Kirigan. »Mille étoiles vont briller,
Mille étoiles pour te bercer.
Je l’observais s’entraîner. Je l’observais agir. J’étais intriguée par cet homme, le seul qui m’avait fait me sentir faible alors que je m’étais dépassée durant des années pour être meilleure que les précepteurs que j’avais eu. Il était doué. Il était intelligent. Et il prenait de plus en plus de place dans la couronne ravkanne. Place qui était mienne. Etait-ce parce que j’étais née femme ?
Je savais qu’il avait conscience que je le regardais s’entraîner. Il m’avait fait la remarque une fois et je lui avais répondu par une pique avant de partir. J’avais bien trop de fierté pour lui faire penser que j’avais besoin de lui. Lui qui prenait ma place. Quelle était-elle désormais ? Je n’étais pas une princesse, je ne pouvais pas voir mes sœurs quand je le désirais. Encore moins mes frères. Je fis alors ce que personne n’attendait de moi : je m’entraînais encore plus dur afin de gagner en maîtrise ma petite science.
Tous les coquillages qui jouaient sur la plage
Sont partis se cacher dans l'eau,
Retrouver leurs petits berceaux.
Je faisais ce qu’on attendait de moi et je me faisais mon propre entraînement à côté, réduisant mes heures de sommeil au point de dormir quelques heures uniquement. J’avais habitué mon corps ainsi et il n’en avait pas besoin de plus. Il n’y avait pas que mon corps que je stimulais, mon esprit n’était pas en reste. J’étudiais la géographie ravkanne afin de ne jamais me perdre. J’appris le ravkan ancien pour déchiffrer certains ouvrages relatant des pouvoirs Grisha, car je voulais approfondir ma petite science, la mener toujours plus loin. J’étais jeune et je rêvais secrètement de découvrir un catalyseur. Un rêve de puissance. A force de m’instruire de moi-même, j’appris à lire très vite, dévorant les ouvrages plus rapidement qu’un petit-déjeuner. Ce fût au cours de mes lectures que je découvris le nom du mal qui me frappait depuis que je voyais : le daltonisme.
Je n’avais jamais osé en parler, même si j’aurais pu demander à un soigneur d’essayer quelque chose. Et puis, je me suis dit que c’était une faiblesse, une de plus que l’on pouvait m’attribuer. Je gardais ce secret pour moi, me jurant de ne jamais le révéler à qui que ce soit.
Tourne la grande ourse, tourne la petite ourse.
Il n'y a pas de nuit sans matin,
Le soleil reviendra demain.*
Il a fallu qu’il joue les divas. Il a permis de remporter la bataille des Trois Princes grâce aux ombres et il a fomenté une rébellion au sein des Grisha. Quelle trahison. Inacceptable. Intolérable. Je le détestais encore plus après cela. Il avait pris la place que je désirais, que j’étais destiné à avoir, pour lui tourner le dos et salir la réputation des Grisha. Trahir le Roi. Il était hors de question qu’il s’en sorte ainsi. Je mettrais tous les moyens en place pour lui faire payer cette disgrâce.
Marchant jusqu’à l’aire d’entraînement des résignés, un silence s’abattit au fur et à mesure de ma progression. Je m’arrêtais, observant les résignés en face de moi d’un regard sévère et autoritaire.
« On va reprendre les bases de l’entraînement, parce qu’un tel niveau est inadmissible. Lâchez vos armes, vous n’utiliserez que votre petite science aujourd’hui jusqu’à ce que vous tombiez dans les pommes. Et lorsque vous reviendrez à vous, vous recommencerez. »Les instructeurs compréhensifs étaient révolus. Pour gagner une guerre, il fallait des soldats et le fiasco du bal de l’hiver était la preuve que quelqu’un devait mettre un coup de pied aux fesses de certains. Je donnerais le coup et ils recevraient.
* Berceuse russe.