i can see the sun rise when i close my eyes - Andrei

I. Unité
Ils sont deux corps pour une âme. Nés à quelques instants d'intervalle puis bringuebalés sur les routes d'un pays qui voudrait se débarasser d'eux comme on débarasse un chien d'une tique. Andrei et Aleksander. Cheveux de jais et regards d'étoiles, mains dans la main sur les routes derrière leur matriarche, indissociables jusqu'à ouvrir les lèvres. Enfance vagabonde peuplée de crachats, de rancoeur et de haine : face à ça, Andrei accepte avec fatalisme de toujours voir le bon côté des choses. Charmant gamin, il aide celleux qui refusent de le toucher quand même, ramasse les commissions qui roulent pour les rendre et aide les personnes qui perdent leurs animaux. Il fait naître sur leurs lèvres des sourires et des gentillesses - jusqu'à ce que l'ombre matriarcale vienne le ravir, et qu'on sache. L'illusion jamais ne dure, les caresses deviennent des coups, les regards fuient. Et il retrouve la solitude de leur clan vagabond. (Un jour il offrira une terre à sa famille, et un palais à son frère. Un jour, ils s'aimeront tous, et il n'y aura plus tant d'horreurs.)
Le foutu optimiste aurait pu être blasé par la vie ; il n'en est rien. Andrei grandit avec la joie de vivre en étendard et un foutu sourire sur les lippes, rien ne le met de mauvaise humeur. Il a un caractère débonnaire et affable qui fait de lui une étoile dans le noir, un phare dans la nuit, un rocher auquel se raccrocher lorsque l'on sombre. (Il ne serait rien sans Aleksander. Sans la force de leur lien, sans leurs âmes. Sans le courage dont il manque qu'il puise dans la présence de son frère.) Et ce rocher tient. Il tient les privations et les brimades, jeune ; il tient les coups et les tortures, les violences faites au corps qui refuse de s'ouvrir au don familial - comme si la lumière qu'il dégage en souriant repoussait les ombres. Il tient pour lui, parce qu'à la fin c'est toujours son frère qui vient le sauver. Toujours.

C'est tard, très tard, trop tard, que son propre pouvoir se déclare. Sur les routes qu'il blesse en premier lieu un de ses amis, sans le vouloir, suite à une bête blague ayant mal tourné. La compagnie met les voiles et lui en veut pendant trois mois à cause de cette bavure, se fait petite pendant longtemps.

II. Solitude
Il est un corps sans une âme. Les années sont passées, Aleksander se lasse et s'efface, allumé par un désir qu'Andrei ne peut que comprendre - mais ce désir les déchire. (Pour être heureux, il ne faut que nous deux, mon frère). D'amour fraternel, le sentiment s'étiole et se transforme en rage. Et un matin il est parti. Pour se sauver, il est parti loin d'elleux, celleux qui ne peuvent que les retenir. Ravka gronde et éructe contre leur présence, plaie que sont les Grishas ! Et Andrei sait qu'il lui faudra, lui aussi, quitter le clan de vagabonds. C'est pour refuser son frère qu'il se lance sur les routes, à l'opposé du chemin qu'il a pris. Tracer sa propre route.
Il change de nom plus d'une fois, s'établit pendant presque cinquante ans à Kertch - battement de cils. Y reviendra régulièrement, en plus de longues escapades dans les Colonies. Plus il bouge et moins il a de chance de mourir. Plus il s'efface, paraît humain et moins il a de chance de finir comme elle. Comme lui. Des coeurs glacés sur les routes.

Andrei a parfaitement conscience qu'il se laisse mourir à petit feu : Grisha refusant de jouer de ses mains, de se laisser aller à invoquer les ombres. Son corps se détraque et supplie : il fait la sourde oreille. Dans les nuits les plus sombres, seul, dans les forêts les plus profondes, il ose quelques jours par an relâcher son pouvoir. Cette part de lui pourrait lui être retirée qu'il n'en serait que plus heureux, si ça lui permettait de ne pas suivre Son chemin.

Les siècles passent. Il y a des bavures. Des excès - il aide des jeunes et certaines choses se passent, il fuit, encore et toujours, et le monde à sa poursuite n'arrive pas à rattaper l'ombre. Globalement, sa vie est presque tranquille. Il vit de trafics et de mercenariat dans les régions les plus reculées, apprend à lire et à écrire, se fait lettré dans les capitales. Il passe son temps à changer de masque, le visage creusé au rythme des privations qu'il s'impose. (Toujours ce sourire sur les lèvres)

III. Fracture
Elle était une femme des sombres rues aux yeux de nuit. Elle lui a souri avant de lui refaire le portrait, d'un coup de boule, et est repartie avec son argent. Lui est resté sur le cul à la regarder s'enfuir dans les rues.
Trois jours plus tard elle s'est assise devant lui, les bras croisés, et lui a payé deux verres : un pour se faire pardonner et l'autre pour apprendre à le connaître. Elle a tout découvert de lui - du moins, de l'homme qu'il prétendait être. (Et quand ses yeux ont vu sous les vêtements les echymoses et les blessures que seul un homme peut s'infliger à lui-même, elle les a embrassés et a promis à Andrei qu'elle prendrait soin de lui. )
Elle n'a pas été la première à se glisser dans sa vie. Juste la plus mémorable. Les autres, hommes plus que femmes, ont disparu en des volutes de fumée tandis que la relation se cassait doucement la gueule... Mais pas elle.

Pour elle, il a remis le pied sur le continent après presque un siècle à l'éviter, et deux et demi à vagabonder. Pour elle, aux idées si belles et si décalée de celles de son temps et de sa nation, il a été se cacher à Shu Han pour la rendre heureuse. L'a aimée, aimée à devenir fou d'amour.
Fou tout court, Andrei pourtant prudent dans ses bons jours lui a révélé ses dons et elle a applaudi, et elle l'a aidé à ne plus dépérir - car la vie est belle quand on ignore le malheur qui va vous frapper.
Fou de douleur lorsqu'elle est morte, leur enfant avec au fond de son ventre.

IV. Ombre
On a enterré l'espoir, détruit le futur. Devant le cadavre de son aimée, Andrei ne pleure même plus. La colère n'est pas là, la rage non plus. Soudain une main dans son dos. Une voix qu'il ne pensait plus jamais entendre. Son esprit part en vrille dans le deuil, et la douleur d'un coeur qui se brise le ramène aux sévices de son enfance. Son pouvoir lui échappe, explose, détruit autour de lui et en lui.
L'optimiste meurt.
Le connard reste en vie.

Aucune nation ne vaut mieux qu'une autre. Les humains ont fait ça - les humains paieront. La violence d'un coeur abandonné par deux fois ne saurait être retenue : Andrei travaille dans l'ombre et recrute des connaissances, graisse des pattes, monte son réseau au coeur d'un pays voué à le haïr. L'Ordre du Dragon prend racine en 735 dans les quartiers ouest de la capitale Shu. Etend son emprise, petit à petit, sur tout le royaume. Ils disparaissent de temps à autre, les humains ! Et on accuse toujours les Grishas.
Pour une bonne raison.
Un homme est mort. Un monstre est né. Sous son égide, les humains meurent faute de pouvoir se transformer en ce qu'ils ont toujours haï - et c'est pas faute d'essayer.

Andrei n'a que faire de la guerre : ce sont les affaires des autres, et les nations n'ont aucun sens pour lui. Que les autres s'entretuent si ça leur chante ! Il reste confortablement installé dans sa haine, loin de tout. Enfant perdu dans ce monde qui l'a toujours rejeté, quelquefois son esprit vagabonde jusqu'à ce frère honni et espère qu'il n'est pas encore crevé. Le sang avant la rage. Il est l'un des leurs, après tout.

Un par un, il les transformera ou les tuera. Un par un, il fera de ce monde un endroit sécuritaire pour ses congénères. Quitte à en crever.
Un homme est mort, un monstre est né.