Let Me Be Your Superhero [Kayden]

C’est qu’une fois sûr que Lev est en sécurité, ou pas à même d’être capable de faire des conneries, – donc, dans le fond de son pieu en train de dormir, merci au Forgeron des Os ! – que j’ose enfin repartir à la recherche de Kaylee. Je fais le tour de l’Impolite qui heureusement n’a pas été touché par les combats, mais impossible d’y trouver Kay.

« P’tain ! »

J’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Je ne l’ai pas vue de tout le conflit, mais j’ai vu les dégâts, j’ai vu les blessés. La seule idée qu’il puisse lui être arrivé quelque chose me ronge les entrailles et me met dans un état lamentable. Je parcours les rues, non sans aider deux trois personnes à se remettre debout, mais je ne m’arrête pas pour aider. J’ai plus important à faire. La retrouver.

Aucune porte ouverte n’y coupe, je rentre, je beugle son nom, j’attends, je me fais sortir parfois, mais je n’abandonne pas. Je finirais bien par la trouver. Plusieurs fois je me demande si je regarde au bon endroit. Les ruelles deviennent plus étroites et puis je rejoins le quartiers des Mercuriens, avec prudence. Les dégâts sont pires ici.

Le ventre serré, j’observe autour de moi, et puis j’aperçois la devanture d’une auberge. Je tente ma chance une fois de plus. J’entre à l’intérieur discrètement, l’aspect lugubre de l’endroit me colle de sales frissons. Mais mon instinct me dit que je suis au bon endroit. Un juron me parvient et l’espoir m’emplit à nouveau de sa lumière.

« Kay ! »

Mon cri n’est pas très fort, vu où on se trouve, je n’ai pas envie d’attirer l’attention. Je me précipite vers la source du bruit et aperçoit enfin ma Shark préférée. Prêt à l’étreinte, je m’arrête à la dernière seconde quand je vois ce qu’elle est en train de faire, me mangeant le pied d’une chaise et tombant à plat ventre devant elle.

« Aïeuh merdeuh ! »

Je me relève comme je peux, la dignité au plus bas mais le bonheur au plus haut. Mon sourire est à la fois heureux et inquiet pour ma comparse d’aventures.

« T’es vivante bordel, t’es vivante, tu peux pas savoir à quel point je suis soulagé. »

Mon regard se pose sur la plaie qu’elle est en train de recoudre.

« Il t’es arrivé quoi ? T’as besoin d’aide ? »

   
   tw : sang, blessure, propos grossiers



Putain de saloperie de Mercuriens.

C’est ce que je me répète, grommelant plus ou moins entre mes dents serrées, à chaque fois que l’aiguille se plante dans mon bras.  

Les affrontements ont été terribles. Sans pitié. Je comprends que les Crows ont cru utile d’embaucher des pirates pour saigner les chiens qui ont réduit leur quartier en cendres. L’adrénaline bat encore mes tempes, tend mes muscles et me met les nerfs à vif. L’inertie à laquelle je m’oblige me donne l’impression d’être un lion en cage.

Mais au vu de la plaie qui me cisaille le bras, c’est un mal nécessaire.

La douleur se mêle aux relents d’alcool. L’un n’est pas assez fort pour annihiler l’autre. L’aiguille glisse une nouvelle fois entre mes doigts plein de sang. Pestant, je l’abandonne le temps d’ingurgiter une nouvelle gorgée de rhume. Pour me donner du courage. L’aubergiste a déjà braillé comme un veau parce que je dégouline littéralement par terre. Mais son commerce était déjà un véritable taudis avant que j’y foute les pieds. Par chance, le fric que j’ai lâché pour payer de quoi boire, combiné au regard meurtrier que je lui ai lancé, ont suffi à lui clouer le bec.

Je récupère mon outil, déterminée à ne pas mourir d’une hémorragie à la con, lorsque la porte s’ouvre avec fracas. Une voix que je connais bien s’élève alors. Je grimace, termine de tirer l’aiguille que je viens de planter à travers la blessure, et relève les yeux juste à temps pour voir Aiden se vautrer au milieu de la salle.

Dans d’autres circonstances, je crois que j’aurais éclaté de rire. Cette nuit, en revanche, les forces défaillantes de mon corps empêchent mes lèvres de s’arquer vers le haut.

— Bien sûr, que je suis vivante, sifflé-je plus bas que je ne le voudrais. Celui qui aura ma peau n’est pas encore né.

J’essaye de me reconcentrer sur la plaie à recoudre. Mes doigts tremblent un peu trop et je commence à peiner à me focaliser sur mon ouvrage. Aiden s’est inquiété. Aiden est soulagé. Il ne faut pas que je m’attarde trop sur cette idée.

— Un coup en traître, voilà ce qui m’est arrivé… !

Un rictus empreint de sarcasme me traverse. Je suis une pirate. Les coups en traître, c’est ma spécialité. C’est l’arroseur arrosé, je suppose. Je me crispe et grogne lorsque je me foire avec mon aiguille. Ça fait mal ! Mon regard lorgne un instant vers l’alcool. Ça endort la plaie, mais en contrepartie, ça m’endort aussi l’esprit. Et ça rend le travail de couture bien plus compliqué.

— Je… Oui… Oui, je crois que j’ai besoin d’un coup de main…

Le soupir qui me quitte affaisse subitement mes épaules. Comme si saisir cette main tendue revenait à briser les murailles qui me maintiennent sur pieds.

Je reste interdit. L’espace d’un instant je l’observe avec de grands yeux sans rien dire, comme si un truc clochait. Ah ! Je sais ! Elle ne se fout pas de ma gueule. Elle doit être sacrément en mauvais état pour qu’elle ne soit pas en train de me rire à la tronche. L’entendre siffler entre ses dents qu’elle se laissera pas abattre comme ça me recolle un sourire aux lèvres. Ça c’est bien la Kay fière que je connais. Je ne peux pas m’empêcher de rétorquer.

« Fin t’es quand même salement amochée ! »

C’est ça quand on se la joue solo, elle aurait pu rester avec Lev et moi ! On aurait pas été trop de deux pour l’empêcher de faire des conneries celui-là. Elle m’explique vaguement ce qui lui est arrivé. Je lève les yeux aux ciel, poings sur les hanches, évidemment, un coup en traître, tout le monde s’est pris des coups en traître avec ces saletés de Mercuriens. J’observe son aiguille et sa plaie, un peu fasciné, je dois avouer.

« Ptain c’est dégueu ton truc, t’as désinfecté ? »

Vu le niveau de la boisson à côté d’elle et l’état de la donzelle, je serais pas étonné qu’elle ait sifflé une bouteille avant de commencer ses travaux de couture. Elle finit par accepter mon aide, à croire que ça lui arrache la langue de le dire. Je soupire.

« Bouge pas, je reviens ! »

Je m’empresse de filer au comptoir, déposant des kruges pour amadouer le gérant. Réclamant de l’eau chaude, du savon, des linges propres et une nouvelle bouteille de son alcool le plus fort. Je dois avouer que je ça aurait été plus simple de faire appel à un soigneur dans l’intimité de l’Impolite, mais ça m’aurait fait mal au cul de demander ce service à l’autre vantard. Il est toujours là pour avoir le beau rôle. Enfin, pas si sûr vu ce qui s’est passé avec Lev et Flynn la dernière fois.

Le matériel en main, je reviens avec tout ça auprès de Kay que j’invite à s’installer plus confortablement avant de m’asseoir à côté d’elle. Je tend son bras vers moi, posant sa main sur le haut de ma cuisse pour le stabiliser et avoir une bonne vue sur la plaie. Je désinfecte une nouvelle fois et reprends les points de suture. Concentré sur la plaie je me fais doux dans mes gestes, mais aussi ferme, autant que ma voix lorsque je murmure.

« Tu sais Kay, t’es pas obligée de tout faire toute seule. Les Sharks, c’est une famille, on est là pour s’entraider. »

J’étais un peu peiné qu’elle ne se repose jamais sur moi, j’avais l’impression qu’elle faisait exprès de ne pas me voir. Alors là, pour une fois, je suis content de pouvoir l’aider. En plus, recoudre une plaie, on nous a appris ça à l’armée. Ça me fait juste bizarre de faire des trous dans la peau de Kaylee. Que celui qui a osé taillader sa jolie peau ne croise pas mon chemin !

« Y’a besoin de recoudre ailleurs tant que j’y suis ? »

Mon regard croise furtivement le sien, provoquant mon sourire.

   
   tw : sang, blessure, propos grossiers



Aiden commente. Je suis salement amochée et c’est dégueu. Jusque-là, il ne m’apprend rien de surprenant, et d’ailleurs peut-être bien qu’une partie de moi en est fière. Je frémis néanmoins lorsqu’il m’interroge et louche sur la plaie sanguinolente que je tripote depuis tout à l’heure.

— Désinfequoi ?

J’ai un rire noir. Et merde. Idiote. Stupide idiote. J’suis pas médecin moi, mais quand même. Avec mon esprit en vrac, j’en ai oublié l’essentiel. Est-ce que je vais crever d’une sordide infection maintenant ? J’en ai vu, des matelots à qui on a dû amputer un membre pour une entaille mal soignée. Un nouvel élan de sueur froide se colle à mon échine. Si jamais je perds un bras, ça veut aussi dire que je vais perdre ma petite-science.

Et sans petite-science, mon utilité sur l’Impolite sera clairement remise en cause.

Le Shark à mes côtés a l’air de savoir quoi faire et, pour une fois, je décide de m’en remettre à lui. Mes idées tournent un peu trop vite pour que j’arrive à les saisir au vol pour réorganiser tout ce bordel. Est-ce que je fais un peu de fièvre ? Putain, manquerait plus que ça.

Aiden s’installe avec ses ustensiles. Une fois n’est pas coutume, je me laisse docilement faire sans poser de questions. Je serre les dents quand il désinfecte la blessure à vif. Quand l’aiguille perce ma peau, en revanche, je me retrouve presque à broyer sa cuisse entre mes doigts. J’étouffe un juron et rejette la tête en arrière pour trouver le calme nécessaire à la situation.

— Putain … ! Explique-moi pourquoi je suis capable de souder du bois par la pensée, mais pas deux morceaux de peau ?!

Ça a un côté franchement horripilant. Les mots d’Aiden flottent dans ma tête. Je les assimile, les rejette au loin, et les vois revenir inlassablement dans ma boîte crânienne. Un soupir finit par m’échapper.

— Je sais…

L’aveu a dû mal à sortir.

— Je sais que tu as raison.

Ma main valide passe sur mon visage.

— C’est juste que j’aime pas… J’aime pas être redevable de quoi que ce soit, même envers les Sharks.

Mes yeux quittent son travail sur mon bras pour remonter jusqu’à son visage penché sur moi. C’est difficile à saisir et à expliquer, mais dans le fond, je crois que je suis contente qu’il soit là. Qu’il m’ait cherché, comme toujours, et qu’il ait réussi à me trouver. Aiden lâche difficilement le morceau. Le constater une fois encore est rassurant, même si j’ai conscience d’être dure et injuste avec lui.

— Non, je ne crois pas… Merci, Aiden...

Il est rare que mes états d’âme soient à ce point adoucis. Est-ce le contrecoup de la bataille ?

— Tu aurais peut-être dû rester dans la marine… Tes talents d’infirmier auraient été très utiles, j’ajoute avec un léger rire. Et toi ? Comment ça s’est passé, pour toi, contre les Mercuriens ?

Je ricane un peu à l’entendre répéter. Ouais donc non, elle n’a pas pensé à la base. Je me retiens de lever les yeux au ciel, j’ai pas le temps pour ça et surtout pas l’envie de lui faire des remontrances, alors qu’honnêtement, je pourrais en profiter, c’est l’occasion. Puis vu sa trogne, elle a l’air de réaliser la gravité du truc. Ni une ni deux, je récupère autant d’ustensiles que possible pour faire ça bien et je reviens auprès d’elle.

J’ai, pour une fois, pas d’hésitation dans mes gestes, je ne me pose pas de questions sur la manière dont elle va réagir si je la touche là où là. Elle est blessée, je peux l’aider, le reste en découle. Par contre si j’ai bien un regret, c’est d’avoir placé sa main sur le haut de ma cuisse. Si elle semble souffrir le martyr sous l’aiguille, moi j’ai eu la trouille de ma vie: un peu plus haut et c’est quelque chose de précieux qui se faisait réduire en bouillie sous sa poigne. Les yeux brillants sous l’émotion, je retrouve mon calme aussi vite que possible, essayant de ne pas montrer mon coup de panique. Ses jurons m’arrachent un sourire.

« Parce que t’es pas dans la bonne branche ? »

Je ricane de mon jeu de mots. Pas sûr qu’elle comprenne vu son taux d’alcoolémie. Puis, j'peux pas vraiment mentionner la petite science autrement, faut faire gaffe aux oreilles qui trainent. De toute façon, c’est pas important, je dois me concentrer sur mes points, histoire de faire ça rapidement sans percer des trous inutiles. Je redeviens rapidement sérieux, lui glissant qu’elle peut compter sur la famille pirate. Comment ça ? Je m’arrête quelques secondes, le souffle coupé quand elle admet que j’ai raison. Je me retiens de la regarder, de peur qu’elle revienne sur ses mots, mais finalement, quand je la vois bouger son autre main, je ne peux pas m’empêcher de jeter un coup d’œil. Elle semble s’être résignée, d’une certaine manière. L’aveu qui suit me fait hocher la tête.

« J’comprends. »

Quoi dire de plus ? Tu devrais quand même essayer de te reposer un peu plus sur les autres ? Nan. Pis ça sonne si moralisateur. Kay est un électron libre, elle l’a toujours été. Elle n’est parmi les Sharks que parce qu’ils lui offrent une liberté et à la fois un cadre dont elle a besoin, mais je sais qu’elle a aussi besoin de pouvoir partir, à tout moment. Et pour ça...et bin, faut rien devoir à personne si on veut avoir l’esprit tranquille. Ma question se fait légère, et sa réponse me fait sourire plus franchement.

« Tant mieux. »

Je nettoie encore une fois la plaie, en douceur avant de la bander pour la protéger. Tout en faisant ça, je glisse avec un clin d’œil.

« Et tu ne me dois rien, c’est offert par la maison. »

Sa remarque sur la marine me fait pouffer à nouveau. Je suis toujours en train de vérifier la solidité du bandage, une excuse pour la toucher encore, je l’avoue.

« Ils se passent très bien de moi, la vie de pirate est bien plus épanouissante ! »

Une main sur son épaule, l'autre descend délicatement le long de son bras pour venir soulever ses doigts et la détacher de ma cuisse, pour le ramener vers elle.

« Comment c’est ? Pas trop serré ? »

La lâchant, je roule un peu des épaules et déplie mes doigts, histoire de me détendre. J’étais incroyablement crispé, plus que je ne l’aurais cru. Puis j’attrape la bouteille pour prendre une rasade d’alcool brun avant de répondre à sa question.

« C’était du grand n’importe quoi ! Même les bastons entre navires sont plus organisées que ça. Puis j’ai failli perdre Lev, faut toujours qu’il en fasse trop même quand il devrait rester à se reposer ! Je te jure, j’ai pas envie d’le perdre, mais j’ai pas non plus envie d’avoir Flynn complètement furax sur le dos. J’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. J'espère que Madden arrivera à le maintenir au fond de sa couche. »

Je dis ça sur le ton de la plaisanterie, mais en réalité, c’était quand même sacrément chaotique et j’suis bien content que ça soit terminé.

« T’es prête à retourner sur le navire où tu préfères qu’on se trouve une auberge où tu pourras te reposer ? »

J’avise le tavernier, puis je tourne à nouveau la tête vers Kay.

« J’ai la dalle mais j’suis pas certain qu’ils aient quelque chose de potable à grailler ici. »

Est-ce que le concerné vient de me fusiller du regard ? Ça se pourrait.

   
   tw : propos violents et grossiers



Aiden fait de l’humour et, merde, je suis encore beaucoup trop lucide pour ça. En guise de sentence, je lui colle une pichenette entre les deux yeux. Il a de la chance que j’arrive encore à voir clair, sinon il aurait pu risquer de finir borgne. Or, c’est déjà le style de Lev depuis quelques semaines. Pas besoin de lui piquer la vedette.

Je le laisse œuvrer. Et contre toute attente, il se débrouille bien, le cochon des mers. Ça n’a rien d’une promenade de santé, mais la plaie est proprement refermée et le soignant me fait même la fleur de ne pas rebondir sur mes aveux d’ivrogne. Il m’adresse un clin d’œil en vérifiant mon bandage, et moi, je reste stoïque à fixer son visage. Sérieusement, qu’est-ce qu’il fait ici ? Pourquoi il perd son temps à bondir dans mon sillage ? Pourquoi il s’évertue à supporter mon humeur changeante et mes piques incessantes ? Il n’y a qu’à jeter un œil vers Aiden pour comprendre qu’il pourrait avoir tout ce qu’il veut dans la vie, et qui il veut. Comme si sa rafraichissante jeunesse ne suffisait pas, ses traits et l’azur de ses prunelles attirent bien des demoiselles.

Et en plus, il sait recoudre les plaies.

— Non, c’est parfait, t’en fais pas, marmonné-je en détournant les yeux.

Ma main valide court sur le pansement pour me réapproprier cette partie de mon corps. Un peu bougonne soudain, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter un « t’es vraiment bon à marier » qu’il aura sans doute du mal à comprendre.

Je l’écoute ensuite m’expliquer ce qui s’est passé pour lui au cours des dernières heures. Sans pouvoir m’en empêcher, je lève les yeux au ciel.

— Lev a encore fait des siennes ?

Je fais claquer ma langue avec agacement contre mon palais, peu sensible aux craintes d’Aiden.

— Il fait vraiment n’importe quoi. Si tu veux mon avis… Quitte à dépenser le peu d’énergie qui lui reste, il devrait plutôt l’utiliser pour traquer et massacrer le fils de pute qui l’a vendu. On peut dire ce qu’on veut. La vengeance, ça ne répare rien, mais ça fait quand même sacrément du bien.

Je renifle avec dédain. Il m’est impossible de concevoir tout ce que Lev a subi à cause d’une petite langue trop pendue. Les traumatismes laisseront des cicatrices indélébiles – n’est-ce pas le fardeau des gens dotés d’une telle longévité ? Mais ce dont je suis sûre, c’est que ladite langue mériterait d’être coupée et d’être donnée à manger aux chiens.

— J’espère que Flynn ne le matraquera pas trop fort, ce connard. Que Lev puisse au moins l’achever en bonne et due forme.

Pas de pardon, pas de pitié. Une grimace m’échappe alors à l’idée de retourner sur l’Impolite.

— Me reposer ? Pourquoi, me reposer ? Tu m’as réparée le bras. J’suis de nouveau fonctionnelle !

Néanmoins, mon large rictus ne berne personne.

— Le capitaine n’a pas dit qu’on repartait demain… Je préfère profiter encore un peu de la terre ferme.

Qu’Aiden m’ait vu dans cet état me coûte déjà. Autant éviter ça avec le reste de l’équipage. Mon regard suit celui du Shark vers le tavernier, que je reluque de haut en bas.

— Non, je suis d’accord. Ça pue l’intoxication alimentaire vu l’hygiène du personnel.

Prenant sur moi, j’attrape la bouteille et me lève de ma chaise, un peu chancelante.

— Y’a un bon établissement à deux rues d’ici. Tu pourras manger autant qu’il le faut.

Un sourire en coin éclaire mon visage alors que je me laisse aller à donner une petite tape appréciatrice sur son pectoral.

— Faut entretenir tout ça.

Si je ne la connaissais pas, je pourrais penser qu’elle est troublée, peut-être un peu, mais je crois que c’est surtout l’alcool et la fatigue qui la fait réagir comme ça. J’ai pas l’habitude qu’elle détourne le regard, c’est moi qui craque le premier en général. Puis c’est quoi cette remarque sur le mariage ? Je fronce les sourcils sous l’incompréhension d’abord, puis je pouffe un peu puis murmure, le sourire en coin.

« Faut pas avoir peur de me demander. »

Je dois extrapoler sur son allusion, mais c’était mignon la manière qu’elle a eu, de marmonner ça, et cette moue boudeuse..adorable. Mais je comprends pas ce qu’elle a vraiment voulu dire. J’ai le cœur qui bat dans tous les sens à cause des images qui me traversent la tête. Elle et moi, mariés. Ça serait incroyablement merveilleux. Mais déjà si elle acceptait de me regarder comme un homme ce serait un grand pas en avant. Elle change de sujet et mon cœur accélère sous l’adrénaline des souvenirs qui se bousculent dans ma mémoire puis sur ma langue. Presque essoufflé quand je termine, je confirme, offusqué sa remarque à propos de Lev.

« Mais oui ! »

Et alors que je pensais qu’elle allait me plaindre, je ne sais même pas pourquoi j’ai osé penser ça à vrai dire… elle se met à critiquer la manière qu’a Lev de prendre les choses en main vis à vis de celui qui l’a foutu dans la merde. Je soupire un peu, dépité.

« Pourquoi tu crois qu’il est impossible à maintenir au fond de son plumard ? Mais il est pas en état d’aller se venger, et nous on a pas envie de perdre un Shark. »

Elle poursuit en mentionnant Flynn, je fais une moue indécise. J’ai bien envie que Flynn mette un terme à cette histoire, qu’on en parle plus. Il en est bien capable le bougre. Mais d’un autre côté, elle a raison, Lev ne se tiendra pas tranquille s’il n’a pas le fin mot de l’histoire. Le truc c’est que de ce que j’ai compris, ils sont pas sûrs de poursuivre le bon gars. Mais ce ne sont pas mes affaires, ma priorité numéro un, c’est elle. Kay qui fait sa fière et sa forte tête. Elle a beau donner l’impression qu’elle pète le feu, elle a besoin de se reposer. Qu’est-ce que j’ai pas osé proposer..je lève les yeux au ciel, un léger sourire arque ma bouche.

« Bin voyons. J’attends que tu sois debout pour voir si tu te sens pas déjà comme sur le pont en pleine mer…. »

Heureusement pour moi, je n’ai pas besoin d’insister. Comme si l’idée venait d’elle, elle accepte. Mon sourire se fait tendre malgré moi. Nos propos converge et l’atmosphère de la taverne devient soudain pesante.

« Ouais, il est temps qu’on s’tire. »

Elle donne l’impulsion, je me lève avec elle, mon regard perdu sur son visage, le corps tendu prêt à la rattraper quand je la vois tanguer un peu. La main qui se pose sur mon torse me fait frémir. Est-ce qu'elle sait seulement l'effet qu'elle me fait ?

« Faut pas faire ça Kay. »

Ma voix se fait plus grave. Je suis tendu sous la chaleur de ces doigts qui me tâtent sans vergogne. Mais je secoue la tête et me tourne pour m’écarter et laisser Kay passer devant.

« Je te laisse me guider. »

Je préfère surveiller ses arrières et au passage, regarder son fessier, c’est un bonus. J’adresse un signe de tête au tavernier tout de même, soyons polis, il nous a filé un sacré coup de main quand même. Puis nous sortons.

   
   tw : propos violents et grossiers



Sa remarque me prend quelque peu de court. Il me faut une longue seconde avant d’assembler les morceaux et de comprendre qu’il a entendu ce que j’ai marmonné. Mes yeux papillonnent. J’ignore si c’est le fait d’être sobre ou si c’est le contrecoup de la blessure, mais le temps d’un battement de cil je me sens comme la gamine niaise que j’étais il y a bien longtemps. Celle qui rêvait d’un doux mariage, d’une flopée d’enfants et d’une vie tranquille. Un frémissement me secoue l’échine. Finalement je lâche un rire et écarte ses propos d’un geste de la main :

— Sois pas bête. Je suis un très mauvais parti !

Je sais que c’est une plaisanterie. Mais l’idée de signer un contrat de mariage, avec Aiden de surcroit, me laisse une drôle d’impression dans le fond de l’esprit. Ce n’est certainement pas pour moi, ça.

... Si ?

Je passe une main sur mon visage. Ce qui est arrivé à Lev est une source inépuisable de colère. L’équipage entier serait bien parti avec Flynn pour débusquer le traitre à la langue trop pendue. Ça aurait compensé, ou du moins tenté de compenser, l’impuissance qui nous étreint tous quand on pense à ce qu’a subi notre camarade. A la place, disons qu’on s’est défoulé sur les Mercuriens.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Hey ! Je me sens très bien sur le pont en pleine mer ! Je navigue depuis bien plus longtemps que toi, je te rappelle ! La houle, c’est mon équilibre. Si je tangue, c’est parce que la terre est trop plate, justement !

Un type deux fois plus large qu’Aiden relève les yeux de sa chope depuis la table d’à côté pour me lancer un regard critique. Je lui adresse mon majeur.

— Je vais bien, t’en fais pas, ajouté-je d’une voix plus douce pour mon acolyte.

Ma chaise racle le sol. D’une main, j’apprécie franchement la fermeté de la musculature d’Aiden, un sourire amusé aux lèvres. Sa voix éveille un petit frisson qui me chatouille l’arrière de la nuque. Mes yeux remontent aussitôt se ficher dans les siens. J’aime énormément cette délicieuse tension qui électrise l’air ambiant.

— Et pourquoi pas... ?

Le Faiseur de Marée s’écarte pour me laisser passer. Emportant la bouteille d’alcool, je remonte le chemin vers la sortie d’un pas qui se veut assuré.

Mes bottes se figent sur le pavé irrégulier de la rue. Le visage offert à la nuit, yeux clos, je me gorge d’une grande inspiration. L’air frais s’imprime dans chaque cellule de mon corps et me rappelle que, bonne nouvelle, je suis toujours vivante.

— J’ai envie d’aller marcher en dehors de Ketterdam, une fois que t’auras englouti trois assiettes de ragoût. Tu viendrais avec moi ?

Je désigne alors un établissement à l’autre bout de la rue.

— C’est juste là.

Je sais pas si mon sourire est benêt ou juste doux, mais sa réplique m’attendrit. Pour un pirate comme moi, elle est le meilleur parti qui puisse être. Je suis sûr de ne jamais m’ennuyer à ses côtés, d’égale à égal, on en mettrait plein les mirettes aux restes des marins de la Vraie Mer. Mais est-ce que je la mérite ? C’est même pas sûr… et puis l’heure de faire des plans sur la comète un peu gnangnan est terminée, les sujets graves reviennent sur le tapis, et les ressentiments avec. Puis finalement, je la raille à nouveau sur sa stabilité précaire. Sa réponse me fait ricaner comme un idiot.

« Hahaha, c’est vrai que ça n’a rien avoir avec le rhum et la fatigue ! »

Quand je la vois faire un doigt d’honneur à quelqu’un derrière moi, je m’empresse de tourner la tête pour voir qui est la victime de l’impolitesse habituelle qui sied si bien à Kay. – Ce qui, en passant, pour une Shark, est simplement un signe de savoir vivre. Bon, vu la taille du machin, c’est pas un type contre lequel j’ai envie de me battre, je lui fais un signe de tête avec un désolé muet bien marqué sur mes lèvres avant de reporter mon attention sur la jolie brune qui essaie probablement plus de se convaincre elle-même de ses capacités actuelles. Mon gloussement s’étouffe dans la chaleur et la tension que j’éprouve soudain à son contact.

Sa réplique me défie, j’en suis sûr, je ne peux répondre que d’un grognement si je ne veux pas m’empêtrer dans des paroles que je risque de regretter ensuite. Non pas que j’ai peur de lui montrer que je la désire, mais plutôt de ce qu’elle risque de me mettre dans les dents si elle n’est pas du même avis. Son indifférence me fait plus mal que n’importe quelle raclée. Je me demande comment elle réagirait si je prenais les devants. Mais, fidèle à moi-même, je ne prend pas le risque et je ravale mes ressentis pour la suivre vers la sortie, admirant son superbe fessier se déhancher plus que d’ordinaire sous mon nez.

Ses pas s’arrêtent, les miens presque aussitôt après et quand elle ferme les yeux, le visage tendu vers le ciel, ce n’est pas la voix lactée que j’observe mais bien ses traits qui se détendent,. Le bruit de sa respiration qui me parvient parmi les bruits de voix étouffés des clients de l’auberge derrière la porte que je viens de refermer, me faisant pousser un petit soupir soulagé. Ketterdam n’a jamais été aussi belle.

Sa voix s’infiltre dans mes veines. Cette proposition qui ne ressemble à aucune autre. Peut-être parce que la plupart du temps, elle cherche à se débarrasser de moi, ou fait mine de, je ne sais jamais trop si elle aime passer du temps avec moi ou non. Je ne suis pas encore mort, je me dis que ça ne doit pas lui déplaire. Mais là, c’est différent, j’ai l’impression qu’elle m’invite à partager un moment intime avec elle. Une grande première depuis tout ce temps. Loin d’en faire des caisses, de peur qu’elle annule, je murmure.

« Carrément ! »

Mais...moi étant moi….je finis par lâcher avec un sourire charmeur puis je prends un air faussement vexé.

« Les trois assiettes de ragoût, c’est un ordre ? Nan parce que ça me vexe que tu penses que je mange autant.. »

Mon regard suit la direction pointée par son index et un sourire joyeux s’imprime à nouveau sur ma face. La perspective de manger me rend dynamique. Mais je me retiens d’y trottiner directement et d’un geste de la main, j’invite Kay à ouvrir la marche.

« Je te suis ! »

Jusqu’au bout du monde. Très probablement.