unwanted animal

Sigurd naît le 12 décembre, dans les glaces de Fjerda, au coeur d'une famille soudée comme seules les familles fjerdanes savent l'être. Sigurd est l'aîné, le premier enfant d'un couple voué à vivre à jamais parmi les neiges éternelles du royaume des glaces. Il aura, trois ans plus tard, une petite soeur. Son père est un Druskelle d'exception. Combattant sans repos à la loyauté sans faille, il rentre juste assez à la maison pour imprimer dans l'oeil de son fils unique l'image du héros fjerdan. Tout le village reconnait la valeur d'Ivar, sa femme est fière de dire qu'il est absent pour de bonnes raisons, et, lors des jeux d'enfants, Sigurd joue à être son père.

Les Grishas, au coeur du foyer, sont les monstres traqués sans répit par Ivar. Punition vieille comme le monde, croquemitaine et vampire, iels attraperont Sigurd s'il ne fait pas attention au bordel qu'il laisse dans la maison ; iels viendront voler son âme, l'écorcher vif et le mangeront, s'il dit trop de mensonges. Ce sont des hommes dont les yeux sont emplis de sang séché, qui pleurent des serpents. Des femmes nues qui bravent la neige sans en craindre la morsure et hurlent dans la nuit. Ce sont des créatures qui ont la malchance d'être réelles.

C'est lui.
Il a neuf ans le soir de novembre où sa mère le laisse à la maison, allant rendre visite à sa soeur de l'autre côté du village. Il est grand, presque un combattant, il peut se défendre seul pour quelques heures. Dans la nuit sombre, devant le foyer, il s'amuse à tailler un bout de bois grossièrement. Un hululement résonne à l'extérieur, se répercute sur les murs fins et le glace jusqu'au sang. Le couteau lui échappe, ripe sur son bras.

Le sang ne coule pas. La douleur ne vient pas. La plaie est là, fine, assez profonde dans le gras enfantin pour qu'une rigole rouge se fasse, mais le sang ne vient pas. Au contraire, elle disparaît en quelques secondes pour ne laisser qu'une croûte de plusieurs semaines ! L'enfant éberlué n'ose même pas la gratter.

Sigurd ne parlera de cela à personne. La blessure disparaîtra seule sans que ni sa mère, ni son père, ne sachent jamais ce qui l'a provoquée ou même sans jamais la voir. Il se renferme un peu sur lui-même, suite à ça. Le gamin joueur, presque adolescent, se laisse aller aux tâches pour aider le village et tombe dans une léthargie dont seul l'entraînement avec son père peut le tirer. Il met tout sa rage dans son arme, toute son amertume dans ses coups. Pourquoi moi?

Sa mère décède et sa soeur se marie alors qu'il entre dans sa dix-septième année. Son entraînement achevé, Sig se retrouve à prendre soin d'une maison vide...
Temporairement.

Ca aide, d'avoir un parent Drüskelle. Ou deux, si l'on compte son grand-père. Ou trois. Ou... Vous avez l'idée.

Il a dix-sept ans, le Grisha, lorsqu'on le lance sur les traces de ses semblables.

Le gamin effacé respecte la hiérarchie plus que tout et ferme sa gueule en société. Dans la nature... Dans la nature, ses compagnons peuvent voir un enfant qui n'a jamais grandi, un joueur invétéré aux blagues douteuses qui vous démonte au bras de fer et lance une bataille de boule de neiges à deux heures du matin. Un très bon conteur, également, qui se fait un plaisir de narrer les histoires transmises de génération en génération lorsque le vent souffle autour d'eux. Et si quelquefois ses comparses semblent perdus, si ses blessures, il en prend soin seul, il réussit sans problème, durant plus de vingt ans, à cacher son état.

La crasse et la sueur, la fatigue, même, forment un excellent maquillage pour cacher l'âge qui ne vient pas.

Lorsqu'il se retrouve seul, chez lui, dans sa maison de famille, il s'entraîne. Son propre corps souffre tout autant que celui d'un autre, et il ne peut décemment pas se faire attraper juste en laissant fuiter ce qu'il fait.

C'est de la Petite Science pragmatique, du bricolage logique : il se racommode tout seul et quand il foire, Sig le fait à la main après avoir juré bien fort. Il est fort complexe de se soigner seul, d'agir sur son propre corps sans bien le connaître.
Mais après tout, il faut toujours connaître son ennemi.

Chasser ses semblables, les mettre à mort devant une audience ou les laisser filer quand on l'envoie seul sur leurs pas : une vie monotone dont Sigurd pourrait presque se lasser s'il n'était pas en constant danger. Une vie solitaire, mis à part ses compagnons, car la confiance envers les autres n'est pas son fort.

Chasseur et proie.

Sa vie amicale est plutôt bien remplie : parmi ses confrères ou des gens rencontrés lors de ses missions, il arrive sans trop de problème à se lier aux gens. Sa vie sentimentale, en revanche, reste un vide absolu. Les liens... Ne sont pas ce qui le retient le plus, et il a pour les humain.es qui croisent sa vie bien peu de considération.

Sigurd reconnait la solitude de son état : toujours sur ses gardes, constamment maître de lui-même. L'homme de glace qui, une fois, s'est brisé l'entièreté du bras sans émettre un seul son et sans gémir. Les soigneurs de la capitale, en le récupérant, lui ont demandé s'il avait mal : il a juste dit non.
L'homme de glace a le coeur vide et froid, et, maître de son destin, il ne laisse personne s'imposer pour y mettre le bordel.

Il commence à se faire vieux lorsque la guerre des Trois Princes éclate. Il ne se douche quasiment plus et ne participe qu'occasionnellement aux raids, envisage de se retirer. L'homme a la quarantaine débutante et les traits d'un minot - malgré la barbe broussailleuse qu'il conserve.

Son engagement durant toute la période est... Exemplaire. Ses mains trempent dans le sang de ses congénères, le remords se faisant de plus en plus ingérable au fond de lui. Chaque Grisha tombant par sa faute semble morceler un peu plus son coeur.
Sigurd prévoit de rendre les armes une fois la guerre finie. De se faire chasseur, ermite, peu importe ! De passer la frontière même, et rejoindre Ravka contre lequel il combat avec tant de virulence - rejoindre ce pays rongé par le mal jusqu'à l'os pour enfin trouver les siens.
Mais peut-il quitter sa terre natale et faire défaut au serment qu'il a prêté, briser l'engagement à toujours honorer et servir les intérêts de Fjerda ? Arrivera-t-il, l'enfant droit et juste de la nation de l'honneur, à se faire parjure ?

Il faut les murmures d'une insurrection grisha pour qu'il se décide à mettre les voiles. Il part en pleine nuit, se glisse sans problème en territoire ennemi - désormais allié, quelle merde que la politique. Cherche. Sigurd suit les murmures et les secrets, jusqu'à les trouver.
C'est un Fjerdan sans arme qui se présente devant Kirigan, l'air exténué par son voyage.
Je crois en nous.
Il ne maîtrise la langue qu'à moitié, il pue le cheval et la sueur, mais ses yeux clairs emplis de certitude et la franchise dans sa voix dévoilent au monde ses véritables intentions.

Comme si ça allait être si simple.
Sigurd souffre sans un mot tout ce qu'on lui inflige. Il ne se débat pas lorsqu'on l'emprisonne, répond toujours avec honnêteté quand on le questionne, attend en silence, ne fait rien qui pourrait le renvoyer d'où il vient.
On finira par lui faire confiance.

Il serait débile de dire que, depuis un an, Sig est libre de ses mouvements : cependant les Grishas du Petit Palais ont appris à se faire à sa présence ; idéaliste que de dire qu'il a été accepté sans aucune contrepartie : il est constamment surveillé, plus que bon nombre de recrues ; véridique, enfin, de dire qu'il a finalement trouvé sa place.