Oh moi, Oh la vie

C'est beau n'est-ce pas, la nature? Des lieux et des lieux qui s'étendent à perte de vue, verdoyants, fourmillants de vie invisible, d'activité, de création. La nature qui s'étend par delà ce que l'oeil est capable de voir. Les forêts peuplées de secrets qui se révèlent une fois la tombée de la nuit et la Vraie Mer pleine des larmes des Grishas entravés. Les champs de Novyi Zem, gorgés de blé, d'orge et de céréales et au centre de tout ceci un petit complexe de bâtisses en pierre et bois vieillis par le temps qui coule doucement sur les jours bienheureux des Dolstoï. C'est là, dans cette cuisine aux briquettes en terre rouge, près de l'âtre de cheminée qu'est né Henry, en cette période de l'année où la terre se couvre d'herbe et les arbres regagnent leur verdure. Avec le retour des chants des oiseaux sont arrivés ceux du nouveau né, annonce de renouveau, d'un cycle qui commence, d'une famille qui grandit encore (et qui grandira de nouveau).

Personne ne lui dit jamais et Hen ne demanda jamais ce qui poussa ses parents à fuir Ravka et les Colonies du Sud. Il savait juste, au fond de lui, que la destinée avait poussé ses parents dans les bras l’un de l’autre, comme un fil que l’on suit et qui nous amène à notre futur. Et, une fois installés à Novyi Zem, ils prirent le parti de cultiver des champs de blés, immenses. Et pourtant, quand leur fils ainé Nikolaï naquit, les deux se mirent d’accord pour lui laisser le choix: celui de faire ce qu’il entendait de sa vie. Si bien qu’avec l’arrivée du second, Toma, cinq ans plus tard, une nouvelle tradition apparut chez les Dolstoï. L’année des dix ans de chacun des enfants, celui-ci serait conduit jusqu’à Ketterdam, sur le plus grand marché que le monde ne connaisse et l’enfant choisirait, lui-même, ce qu’il désirait faire pousser. C’est ainsi qu'apparurent entre deux champs de blé d’immenses étendues odorantes de lavandes. Et, quelques années plus tard, un champ fut détourné pour être consacré à des pistachiers. Flora, sa soeur cadette, choisit des oliviers qui vinrent border les différents champs, gorgés d’olives savoureuses et Irina, la dernière, fit le choix de ne pas faire de choix. Parce que, comme Henry marquait une virgule dans la phrase de leur famille, Irina en marquait le point. Le dernier enfant, le second Grisha de la fratrie, tous deux des Durasts. Et si ce choix n’étonna personne, celui d’Henry, le jour de ses dix ans, fut accueilli comme une étrange surprise.

Il savait, avait toujours su, qu’avec sa capacité à faire pousser les plantes plus rapidement, plus robuste, plus belles encore, tout le monde s’attendait à ce qu’il choisisse quelque chose d’exceptionnel. Et dans ce but là, son père l’avait dirigé vers des étals magnifiques de fleurs, de graines, de plantes toutes plus merveilleuses les unes que les autres, fragiles aussi. Et si Henry, du haut de ses dix ans, su saisir leur beauté fugace, leur énergie merveilleuse et leur magnificence, c’est tout autre chose qui attira ses yeux. De la laine et deux animaux dont il ne connaissait rien mais dont il s’éprit immédiatement. Si bien qu’il repartit avec le couple d’alpaga, son père étonné mais ravi de voir son enfant heureux. Et c’est ainsi que la famille Dolstoï agrandit encore sa ferme à l’élevage, cette fois.

Les deux animaux eurent beaucoup de mal à s'acclimater au temps chaud et parfois sec de leur contrée mais Hen passait presque tout son temps libre à s’occuper d’eux. Si bien que quand il n’aidait pas sa famille dans les champs, il courait rejoindre le couple d’alpaga. Il apprit et apprit sur ses deux amis si bien qu’il négligea le reste. Et si Hen oublia d’apprendre à lire et bien tant pis. Il savait compter et il connaissait le nécessaire pour survivre dans le monde. Il pouvait faire un feu à partir de brindilles, il apprenait à se battre avec ses grands frères chaque jour, leur père leur donnant des leçons strictes. A la première tonte, la mère de Hen lui apprit à manier les aiguilles et l’enfant tricota son premier pull. Quand le premier et seul petit du couple naquit, Henry le prénoma Louise, en dépit du bon sens et de son sexe de naissance et s’occupa de lui encore plus. La femelle Alpaga mourut, l’année d’après et l’adolescent ne parla plus pendant des mois. Il chantait, à Louise, aux pieds de lavandes et aux olives, aidant le sol à soutenir le poids du monde et de ce qui grandissait en lui mais de sa famille, il se ferma complètement. Et puis, et puis le mâle s’éteignit aussi, de chagrin d’amour probablement, laissant le petit Louise totalement seul au monde, ou presque. Hen et son alpaga devinrent alors inséparables. Pour tout ce qu’il faisait, Hen était accompagné de l’animal dans son sillage. Et si lui aimait l’alpaga comme un membre de sa famille, Louise considera vite Henry comme un équivalent de sa femelle, menaçant chaque mâle de la famille de s’en approcher, si bien que ses frères et son père se tenaient à distance de lui.

Et puis, et puis vers ses trente ans, Henry prépara son baluchon. La vie était vaste, le monde encore plus grand et il avait ce besoin irrépressible de voir le temps s’écouler ailleurs qu’à Novyi Zem. Quels étaient les cycles en éternel recommencement par delà la Vraie-Mer? Qu’y avait-il au-delà des marchés qu’il avait pu visiter année après année, après année? Quel était le sens de cette vie qu’ils menaient tous? Il avait besoin de voir, il avait besoin d’essayer, il avait besoin d’échouer, de recommencer, et d’échouer encore. Il avait besoin de se construire et d’aimer son prochain. D’offrir des fleurs à un parfait inconnu, de tendre la main à un autre. D’accepter les douleurs quelles qu’elles puissent être. Il devait partir pour continuer, lui aussi, de grandir. Parce que l’être humain qu’il était n’était pas né dans la terre et que personne ne veillerait à lui amener ce dont il avait besoin pour évoluer. Alors,il irait le chercher lui-même. Lui et Louise.