last man || Dari(j)us

Darijus Sorovkin, fils d'Andrei Sorovkin et Malya Sorovkin - née sans nom, née de la nuit et de la glace - vient au monde alors que le monde explose de couleurs et qu'un vent exagérément chaud souffle au pied des montagnes. Le duc de Ryevost a enfin un enfant.

Malya est la seconde femme du duc. Sa première, tout autant infertile, a fini par décéder en donnant naissance à deux jumeaux n'ayant pas survécu plus de quelques minutes. Cette mort tragique ayant profondément secoué le jeune duc, celui-ci laisse de nombreuses années s'écouler avant de laisser la chance à une autre jeune personne de le séduire.
Malya apparaît comme un mirage lors d'une rencontre entre le propriétaire des terres et les sulis de passage sur le chemin. Elle est une grande, chez eux, peut-être une noble - de ce que comprend Andrei qui en tombe fou amoureux. Il n'écoute sans doute pas bien.
Le couple d'Andrei et Malya, couple heureux autant que peuvent l'être deux personnes s'étant vraiment choisies, est demeuré infertile durant de longues années : depuis leur mariage en 722, aucun enfant n'est né de la couche familiale.
Peut-être la malédiction, songe le duc en tenant son fils, est-elle enfin levée.

Darijus reste l'unique enfant. L'unique héritier.

En cette qualité d'héritier, le jeune noble est pouponné et chouchouté comme il le mérite : si son père est dur dans ses études, s'il est intransigeant dans chaque inspection des travaux de Darijus, c'est uniquement pour enseigner à son fils qu'une âme noble ne peut laisser paraître la moindre faille. Personne ne doit jamais pouvoir te reprocher la moindre chose, Darius. jusque là, tu as été parfait. Reste-le.

Lettres anciennes et nouvelles, histoire - de sa famille et de leur nation -, armes - épée à une main comme il sied à un homme de son rang -, équitation : tout y passe, et à tout, Darius semble exceller.
Semble.
Les nuits sont faites de fragments de trentaine de minutes, entre lesquelles il boit et mange et révise et s'entraîne; les jours de repos sont passés à cheval le matin, à l'entraînement l'après-midi - jusqu'à ce que la nuit rappelle au fond de lui la peur viscérale des ombres. Les soirées nobles, les bals interminables, succèdent dès qu'il est en âge à la rédaction de correspondances et le suivi des tâches que son père lui laisse suivre.

Et jamais, à un seul instant, Darijus ne faillit. Même lorsque ses paupières sont plus lourdes que son épée, aussi lourde que son arme, il ne s'endort pas. Même lorsque les mots de son précepteur ne font plus sens, qu'il se pince pour comprendre les mots embrouillés, il ne demande pas de répéter. Jamais ne trébuche, ne s'explose, ne faillit.

Il grandit ainsi dans un carcan qu'il maintient fermement de lui-même autour de son corps et de sa vie, inconscient qu'il pourrait en être autrement. Nikodim, ami d'enfance, proche de sa famille, est presque le seul au courant de la fatigue qu'on devine de temps à autre dans ses yeux, l'appel à l'aide, au secours, d'un enfant puis d'un adolescent ne se laissant aucune marge de manoeuvre.

Encore que quelquefois, il dérape.
En secret.

Il le fréquente, Nikodim, d'un peu plus près que la bienséance voudrait -- c'est une découverte où ils se frôlent pour s'amuser, attirés par leurs corps élastiques en fusion où tourbillonnent des hormones inarrêtables. Les lèvres s'affrontent et soudain...
Nikodim disparaît.

Alors il faut vivre encore. Attendre des lettres, un mois, six, puis un an, deux ans, trois.

Le 7ème jour du sixième mois de 739, Darius épouse Elisea, à qui il a adressé trois mots lors d'une fête. Elle était la fille la plus acorte de la soirée, la plus belle, et peut-être la plus apte à un jour mener le duché et à lui donner des héritiers.
Ca n'a absolument rien à voir avec le fait qu'il se soit éclipsé avec son frère quelques heures plus tard pour aller batifoler à l'ombre d'un arbre au fond du jardin, au creux de la forêt. Ou que ledit frère soit fort agréable à regarder.

La guerre éclate trois ans plus tard, peu après la naissance - et la mort - de son troisième enfant. Il semblerait que la malédiction ne puisse, au final, guère être brisée. Son père ne pouvant aller combattre, il appartient donc à Darius de prendre les armes.

La guerre éclate, son âme et son coeur avec. Enfant terrible confronté à la violence du monde, celle-ci glisse sur lui pour s'infiltrer par les pores de sa peau. A la tête de ses hommes, il se révèle. Stratège, posé, réfléchi, sa tendance à bouder et à prendre la mouche ne se révèle pas être un énorme obstacle -- ce qui se trouve l'être, en revanche, c'est la présence des Grishas dans ses rangs. D'autres, dont Darijus ne prononce jamais le nom, s'en accommoderont fort bien. Pas lui.

Avec la guerre vient son lot d'erreurs : cette prise de guerre qu'il ne laissera jamais repartir et qu'il gardera à lui jusqu'à ce qu'elle se donne la mort, craignant un viol de sa part - quand il l'a nourrie et protégée de la fureur des autres. Ces rêves si violents qu'il en vient à agresser son compagnon de nuit, qu'il paiera grassement pour ne rien àdire à ce propos. Nikodim, pale, éthéré, fantôme salvateur, mort imminente -- d'abord sous ses ordres comme fantassin puis soigneur.
Nikodim, un soldat de plus, auquel il ne s'adresse que froidement (parce que chaque jour est le dernier et que son coeur lui fait si mal)

Et passe la guerre.
Darius y survit.
Pas son père, pourtant bien planqué à l'arrière. De ses mains refroidies il arrache le titre de conseiller militaire, bien assorti à cet égo soigneusement meurtri par la fin déplorable du conflit. Sa femme déménage avec lui à la cour, préférant mille fois l'agitation d'une ville noble à la campagne qu'elle exècre depuis sa naissance.